Derrière le rire se déguisait une conception politique de la fraternité. Par le dessin -mais pas seulement- ils avaient trouvé une manière à eux de faire de la politique. Récit d’un lecteur de Charlie.
«La mort transforme la vie en destin ». Imaginez un homme, nous dit Malraux dans l’Espoir, sur le point de trahir ses compagnons d’armes, préparer son coup en solitaire et disparaître dans une opération risquée avant de n’avoir rien réalisé. On ne connaîtra jamais le traître, on louera toujours le héros. Les membres de Charlie Hebdo partagent cette destinée. Ils ont vécu en athées, en libertins -pour certains-, en affranchis -pour tous-, ils mourront en martyrs et en saints. Le linceul sera tricolore. On ne retiendra d’eux que l’exercice de leurs fonctions : morts pour la liberté d’expression, morts pour la France, morts sur l’autel de la « connerie ». C’est vrai, on retrouve tout çà. Mais il y avait aussi l’insolence, le droit à la liberté de provocation -même lorsqu’on ne parvenait plus à distinguer la frontière entre l’humour et l’insulte- un cabotinage ardent, des pirouettes cinglantes, des pieds-de-nez de virtuose, de l’humour gras, noir, cynique, désespéré et… fraternel. Le mot n’est pas sans profondeur, et à l’heure où des millions de français descendront dans la rue et redécouvriront la plénitude de cette devise souvent écorchée, il faut nous arrêter dessus.
Fraternité, chez la gauche rimailleuse, cela signifie d’abord amitié. Ceux qui lisaient Charlie se souviennent des encarts laissés aux « potes », aux « copains », aux « associations dans la merde », aux appels à manifester pour des causes louables ou pour des causes perdues. On se retrouvait à quelques clampins, devant un foyer de travailleurs ou une ambassade, à distribuer de pauvres tracts photocopiés bourrés de fautes d’orthographe, pour réclamer le retour de l’eau et de l’électricité ou la libération du Tibet. En général, on trouvait presque autant de CRS que de manifestants. Des situations d’un ridicule poétique que seul pouvait sauver un humour ravageur. Ce rire-là, ce n’était pas celui de la moquerie, ce geste pourfendeur qui fait que le bouffon peut toujours mettre à mal les rois. Non, ce rire, c’était celui des faibles, des délaissés, des impuissants, celui des hommes remplis de pitié -cette piété athées- de cette tristesse sans fond, chavirante, en un mot baudelérienne, du spleen. Quand le ciel bas et lourd s’abat comme un couvercle, et qu’il faut tenir bon malgré l’adversité, ce rire venait rappeler la maxime du roseau chez la Fontaine : on plie mais on ne rompt pas. Cela se traduisait par des chroniques comme celle « de l’expulsé de la semaine » qui racontait par-delà « la politique du chiffre » la vie des sans-papiers, leurs péripéties administratives et la douleur des séparations. D’un ton badin, l’air enjoué, le tragique était conté. Comme si le décrire dans sa déchirante réalité, sans le filet de l’humour, nous aurait fait chuter le moral trop bas, bien trop bas. L’humour était l’habillage adéquat de ceux qui par pudeur cachent leurs sentiments.
Le dessinateur n’est pas un homme d’État. Mais il n’en demeure pas moins un homme politique. L’équipe de Charlie Hebdo partageait cet humanisme conscient que jamais l’Etat à lui seul ne saurait produire la concorde et l’amitié entre les citoyens. Pour eux l’Etat c’était la force, la répression, les partages arbitraires, l’hypocrisie. On n’arriverait à rien en attendant autre chose de lui. Une société fraternelle ne dépend donc que de nous. C’était le job de la société civile de la réaliser. Leur job.
Il existe de nombreuses façons de débattre et de bouger les lignes. Eux dessinaient, comme on redessine. Ils faisaient un monde à leur image. Ce n’était pas sans éthique, ni sans principes. L’idée par exemple de tirer dans les tas ne leur serait jamais venue… Non, les lecteurs de Charlie Hebdo savent bien ici où réside la monstruosité du crime : Charlie n’a jamais attaqué les faibles, il les a toujours défendus. Ses assassins ont voulu faire de victimes des criminels. Selon eux, c’était Charlie le « persécuteur », Charlie le « criminel ». L’image n’a aucun sens. La bêtise a eu le dernier mot.
Nous défilons ce dimanche avec le souffle au cœur et la mort dans l’âme. Il y a du spleen dans nos esprits et des couleurs sombres dans nos regards. Mais il est quelque part un incendie qui perdure même dans la nuit : c’est ce sourire des fous, des rigolards, des affranchis, qui voit la mort arriver et qui trouve là encore le moyen de se marrer.