Benjamin Stora préside depuis août 2014 le conseil d’orientation du Musée de l’histoire de l’immigration et historien. Spécialiste du Maghreb contemporain et il est l’auteur, avec Abdelwahab Meddeb, d’une Histoire des relations entre juifs et musulmans (Albin Michel, 2013).
L’Arche : Vous déclarez dans Le Monde du 19 janvier que l’on assiste à « un effondrement des idéologies collectives ». De quelles idéologies s’agit-il ?
Benjamin Stora : Dans les années 50, les nationalismes étaient perçus comme des mouvements libérateurs et d’émancipation. Il s’agissait de se réapproprier une souveraineté nationale, de constituer une identité et une nation dans un contexte de décolonisation. Aujourd’hui, les nationalismes apparaissent comme régressifs et xénophobes. Ils ne sont plus porteurs d’avenir. Ensuite, on note un effondrement du socialisme. C’était un horizon historique qui visait le progrès moral, la fraternité, le bien-être et le sens commun. Cela donnait un sens et une direction à toute cette jeunesse en éruption qui émerge avec 68. Après la chute du mur de Berlin en 1989, on entre dans une période de crise qui concerne d’abord le communisme stalinien, mais qui s’étend très vite aux partis socialistes européens. Aujourd’hui, on assiste à la crise du capitalisme. Pendant longtemps, on a cru que le capitalisme pouvait se réformer et apporter plus de bien-être. Or, depuis la crise financière de 2008, on constate simplement l’élargissement du fossé social. Les inégalités n’ont jamais été aussi fortes. Les jeunes générations sont les premières à en faire les frais. Il y a une rupture générationnelle. D’où parfois la religion comme « valeur refuge ». Mais attention, ce rapport à la religion n’est plus collectif ni communautariste mais individuel.
Comment intervenir auprès de ces quartiers ?
J’avais lancé l’idée de remettre à l’ordre du jour le principe des universités populaires à destination des parents. De même dans les prisons. C’est un champ de bataille idéologique éminent. Dans les années 80, à Paris VII, j’allais donner des cours dans les prisons. On appelait les détenus : « les étudiants empêchés ». J’ai enseigné quatre ans en centrale, à Poissy. L’envie d’apprendre était fantastique. Je ne crois pas que cette envie ait disparue. Cependant, le corps universitaire a abandonné le flambeau. Il n’y a plus d’engagement. Les chercheurs n’osent plus exprimer leurs convictions publiquement. A mon sens, les productions intellectuelles doivent aussi se traduire par un investissement social. Où sont les Lucien Herr aujourd’hui?
Face à la « concurrence entre les mémoires », l’Etat français doit-il reconnaître la spécificité de l’histoire postcoloniale et l’histoire de ces immigrants comme un épisode à part entière de l’histoire nationale ?
Depuis 1995, il y a eu toute une série de gestes. Tout d’abord, il y a eu la loi Taubira sur l’esclavage en 2001 qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité. Cela s’est traduit par une journée de commémoration sur l’esclavage qui chaque année a lieu le 10 mai. En décembre 2012, François Hollande à Alger est revenu sur la colonisation qu’il a fermement condamnée. Cependant, il n’y a là que des petits pas qui n’ont pas transformé la perception et les représentations concernant les événements coloniaux et postcoloniaux. De plus, il faut bien noter que parler de « jeunes issus de l’immigration » perd en pertinence. Nous en sommes à la quatrième génération. Il faut se garder d’écrire cette histoire par la fin. L’histoire postcoloniale ne doit pas faire l’objet d’une histoire à part, d’une histoire ghettoïsée. C’est une histoire qui doit être intégrée dans l’histoire du récit républicain.
Doit-on considérer que le djihadisme remplace la culture contestataire des banlieues ?
Le djihadisme contemporain qui n’a que le visage de la haine. Dans les années 70, il y avait dans le romantisme politique, dans le défi lancé aux autorités, le désir de défendre les « sans-grades », les opprimés, les « sans-droits ». Ce militantisme était mû par une volonté d’abattre les murs, de lutter contre la séparation entre les hommes, d’aller vers l’autre, d’être empathique. On était des combattants pour l’égalité. On voulait connaître l’autre. Le mot d’ordre des islamistes radicaux, c’est le même que celui des fascistes et des nihilistes espagnols dans les années 30 : « A bas l’intelligence, vive la mort ! ». La culture contestataire c’est l’inverse : c’est aller vers l’autre.
Benjamin Stora, Les clés retrouvées, une enfance à Constantine, éd. Stock.