L’itinéraire de George Deek, issu d’une famille palestinienne et devenu ambassadeur d’Israël en Norvège.
En 2012, Avigdor Lieberman, ministre israélien des affaires étrangères, créait l’événement en nommant Naïm Araidi, écrivain et poète d’origine druze, au poste d’ambassadeur d’Israël en Norvège. La présence, à titre d’adjoint de l’ambassadeur, de George Deek, membre de la communauté arabe, accroissait encore la surprise créée par cette nomination. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, deux diplomates issus de minorités non-juives étaient, au même moment, à la tête d’une ambassade et représentaient l’Etat juif à l’étranger. Ils exerçaient leurs fonctions dans un pays dont leur gouvernement avait ouvertement mis en cause la « politique pro-palestinienne ». Et tout cela se produisait alors que Lieberman, leader de la droite nationaliste, était ministre des affaires étrangères.
En Israël, cette situation suscita de vives réactions. Du côté arabe, George Deek eut droit à des critiques et même, à des marques d’hostilité ; du côté juif, certains insinuèrent qu’il s’agissait d’une manœuvre habile de Lieberman visant à modifier son image de marque. Dans le quotidien Haaretz, un analyste politique nota sur un ton grinçant que « désormais, plus personne dans le beau pays de Norvège n’osera traiter Lieberman de raciste ! »
Depuis, George Deek a fait fonction d’ambassadeur. À ce titre, il a dû faire face au gouvernement et aux médias norvégiens en expliquant le bien fondé de la politique israélienne. Cet été, lors de l’opération « Bordure protectrice », c’est lui qui a été pris pour cible par les activistes pro-palestiniens lorsqu’ils ont exigé le renvoi de l’ambassadeur d’Israël.
George Deek se considère comme un fidèle citoyen de l’Etat d’Israël dans lequel il est pleinement intégré. C’est ce qu’il a affirmé avec force à Oslo le 27 septembre dernier dans un discours jugé comme « le meilleur jamais prononcé par un diplomate israélien » (https://www.youtube.com/watch?v=8m6ux-IeNo4). En nous entretenant avec lui, nous avons voulu comprendre comment ce jeune diplomate issu d’une famille palestinienne qui a connu l’épreuve de l’exode et de l’exil a décidé de se tourner résolument vers l’avenir.
L’Arche : Comment le sentiment d’appartenance à l’État d’Israël est-il né en vous ?
George Deek : Je suis né à Jaffa, ville mixte et multiculturelle où ma famille est implantée depuis plusieurs siècles. J’appartiens à la communauté chrétienne orthodoxe, minorité dans la minorité que constitue la communauté chrétienne en Israël. Mon père a dirigé la communauté chrétienne orthodoxe à Jaffa, puis en Israël. Il a œuvré pour la construction d’écoles dans notre ville, et tout cela, bénévolement. J’ai donc appris très tôt l’importance de l’action sociale, du dévouement et du don de soi.
Dans l’immeuble où nous habitions, nous avions pour voisins des musulmans, des juifs pratiquants et même un prêtre polonais qui né juif, avait survécu à l’Holocauste grâce à des religieux et avait demandé à remplir sa mission dans la terre de ses ancêtres. J’ai fait mes études primaires au Collège des Frères, une école française où j’ai eu des camarades juifs et musulmans, et où on parlait plusieurs langues.
Malgré la camaraderie qui régnait entre nous, élèves arabes, et nos condisciples juifs, l’épreuve douloureuse que des centaines de milliers de Palestiniens ont subie au moment de la création de l’Etat d’Israël nous séparait. En 1948, ma famille a vécu la tragédie de la Nakba (« désastre », « catastrophe »). Mes grands-parents, George et Vera eurent tout juste le temps de se marier avant de fuir Jaffa, et ma grand-mère n’eut même pas le temps de mettre sa robe de mariée. Après ce mariage express, ils se réfugièrent au Liban en faisant une partie du voyage à pied. Les autres membres de ma famille se sont dispersés aux quatre coins du globe. Le fait que je skype avec des parents au Canada qui ne parlent plus l’arabe ou avec un cousin qui vit dans un pays arabe dont il ne possède pas encore la nationalité montre que les événements tragiques qui ont marqué l’année 1948 ont des répercussions jusqu’à aujourd’hui.
Ce qui frappe dans votre discours, c’est l’entremêlement constant entre le passé, la tragédie et la souffrance, et l’avenir, l’espoir et la décision d’aller, malgré tout, de l’avant. Comment êtes-vous parvenu à surmonter le ressentiment qu’éprouvent encore de nombreux Arabes israéliens ?
Ma famille a été profondément marquée par le souvenir de l’exil et du déracinement. C’est ce qui explique que mon père ait été membre de la « Ligue démocratique nationale » (« Balad »), parti arabe nationaliste dont les membres se considèrent avant tout comme Palestiniens et, seulement en second lieu comme citoyens israéliens. Mais, comme je vous l’ai dit, nous n’étions pas pour autant coupés de nos concitoyens juifs, nous comptions parmi eux des voisins, des amis, et des clients de mon père. En outre, un événement a enclenché, très tôt, le processus qui m’a rapproché peu à peu de la société juive israélienne : ma rencontre, à l’âge de sept ans, avec Abraham Nov qui a été mon professeur de musique pendant quinze ans et qui m’a appris à jouer de la flûte et de la clarinette. Abraham est un survivant de l’Holocauste et toute sa famille a été assassinée par les Nazis. Au lieu de sombrer dans le désespoir, il a choisi la vie et l’espoir.
Après la guerre, il est venu en Israël où il s’est marié et a fondé une famille. Il a enseigné la musique à de très nombreux enfants, juifs ou arabes comme moi. Il gardait le silence sur ce qu’il avait vécu pendant la guerre et il ne m’en a parlé qu’une fois, parce que je le lui ai demandé. À son contact, j’ai compris que l’on ne peut regarder en arrière, vers le passé et les tragédies que l’on a vécues, que si on se tourne d’abord, résolument, vers le futur en construisant non seulement une maison, mais un pays qui est aujourd’hui, comme c’est le cas d’Israël, à la pointe du progrès dans tous les domaines. L’autre événement qui a fait naître en moi, peu à peu, un sentiment d’appartenance à la société israélienne, s’est produit lorsque mes parents m’ont inscrit dans un lycée de Tel-Aviv dont l’écrasante majorité des élèves étaient juifs. J’ai fait mes études secondaires au moment de la seconde Intifada. Face aux nombreux élèves qui soutenaient la position israélienne, je défendais avec passion la cause palestinienne. En même temps, le fait d’être en interaction quotidienne, pour la première fois, avec des jeunes juifs de mon âge, m’a amené à changer ma manière de voir.
Votre itinéraire personnel fait de vous un modèle d’intégration. Vous avez fait des études de droit dans une prestigieuse institution. Après avoir exercé le métier d’avocat, vous avez commencé votre carrière au Ministère des Affaires étrangères. Vous avez été l’adjoint de l’ambassadeur d’Israël d’abord au Nigeria, puis en Norvège. Votre réussite ne reste-t-elle pas, malgré tout, exceptionnelle ?
Beaucoup d’Arabes israéliens pensent qu’ils n’ont le choix qu’entre deux options : soit s’assimiler à la société israélienne en renonçant à leur spécificité, comme Amjad, personnage d’une série télévisée très populaire dans notre pays – « Travail arabe » de l’écrivain Sayed Kashua – qui, à force de « faire le juif », sombre dans le ridicule ; soit, au contraire, choisir la voie du séparatisme en se définissant comme arabe ou palestinien et en considérant que le fait d’être citoyen israélien n’est qu’un incident technique. En vivant dans le ressentiment et en cultivant la haine, on gaspille un potentiel précieux qui pourrait contribuer au développement et à l’épanouissement de la société arabe en Israël.
Je suis convaincu, pour ma part, qu’il existe une troisième voie qui consiste, pour nous, Arabes israéliens, à vivre dans l’Etat juif et à en être pleinement citoyens, non pas parce que cela nous est imposé de l’extérieur, mais parce que nous l’avons choisi. Atteindre cet objectif exige un énorme travail sur soi, aussi bien sur le plan intellectuel que sur le plan affectif. Affirmer que nos deux appartenances ne sont pas contradictoires implique que l’on se mesure aussi bien avec la mémoire douloureuse de la Nakba, qu’avec les accusations de manque de patriotisme que lancent les membres de notre communauté.
Un autre problème tient aux obstacles qu’oppose souvent la société israélienne aux Arabes qui désirent s’y intégrer. J’ai fait moi-même l’expérience de la discrimination lorsque, après avoir décroché mes diplômes, j’ai cherché du travail. Pratiquement toutes les études d’avocats auxquelles j’ai envoyé mon CV m’ont fait des réponses négatives. Soupçonnant que cela était dû au fait que je suis arabe, j’ai envoyé de nouveaux CV où je me suis présenté sous un nom juif (je ne vous dirai pas lequel !) et où j’ai supprimé l’arabe de la liste des langues que je parle. Une bonne partie des études d’avocat qui m’avaient répondu négativement m’ont alors convoqué pour des entretiens d’embauche. Face à cette situation, je pouvais réagir de diverses manières : me rendre aux entretiens et révéler ma vraie identité ; porter mon cas à la connaissance des médias qui se seraient empressés de faire de moi le symbole de l’ostracisme dont souffrent les Arabes en Israël. Même si cela aurait été justifié, j’ai décidé de ne pas crier à la discrimination en me posant en victime. J’ai alors jeté à la poubelle tous mes CV « juifs » et j’ai continué à chercher du travail sous mon vrai nom. Au bout de huit mois, j’ai été embauché par une étude d’avocats qui a intégré, depuis, plusieurs Arabes israéliens.
J’ai suivi la même ligne de conduite lorsque j’ai décidé de postuler à l’école de diplomatie du ministère des affaires étrangères. Beaucoup de gens me disaient qu’étant arabe et fils d’un membre d’un parti arabe nationaliste, je n’avais aucune chance d’être accepté. Je redoutais par-dessus tout la réaction de ma famille. À mon grand soulagement, mon père m’a dit que si j’étais résolu à suivre la voie que j’avais choisie, je ne devais craindre personne « sauf Dieu ». Son attitude était conforme à ce que lui et ma mère m’ont enseigné : exercer son esprit critique en toutes circonstances et d’abord à l’égard de soi-même, et faire librement ses choix. Je me suis alors engagé à fond dans une carrière que je n’avais pas choisie, au départ, par vocation, mais par hasard, en répondant à un appel à candidature à l’école de diplomatie.
En plus, vous êtes sorti en tête de votre promotion ! Venons-en, à présent, au discours que vous avez prononcé récemment à Oslo. Les Juifs, en Israël et de par le monde, ne pouvaient qu’apprécier vos déclarations. Mais qu’en est-il de la réaction de la communauté arabe en Israël ?
Parlons d’abord, si vous le voulez bien, de l’accueil chaleureux que les Juifs m’ont réservé. J’ai été le premier à être surpris du retentissement qu’a eu ce discours prononcé dans le cadre d’une réception dont je n’étais pas le principal invité puisqu’elle était organisée en l’honneur de l’historien israélien Benny Morris. À ce jour, la vidéo de mon intervention a été vue près de cent vingt mille fois sur Youtube ! Du côté arabe israélien, mon discours n’a, évidemment, pas plu à tout le monde. J’ai eu droit aussi bien à une réelle approbation qu’à de violentes critiques, sans parler de la majorité silencieuse qui m’était, je pense, plutôt favorable.
L’important pour moi n’est pas le succès ou l’insuccès qu’a eu mon discours, mais le message dont il est porteur. Les pays arabes et le leadership palestinien ont mis en place, dès 1948, un narratif victimaire qui a instrumentalisé la Nakba en transformant ce désastre humanitaire en arme politique dirigée contre l’Etat d’Israël. Sous couvert d’empathie avec les Palestiniens, la communauté internationale a repris ce narratif, en considérant qu’ils étaient les plus faibles et qu’ils avaient donc des excuses pour se livrer au terrorisme. Nous, arabes israéliens, nous sommes aussi complu dans cette position de victime comme si elle pouvait nous tenir lieu d’identité.
C’est justement cette victimisation qui entretient en nous la haine et la frustration, et qui nous enchaîne au passé. Elle nous empêche de nous prendre en main en nous tournant résolument vers l’avenir comme ma famille l’a fait en 1948. Quand la guerre d’Indépendance a pris fin, mes grands-parents ont réalisé qu’ils se trouvaient dans une impasse. Contrairement à leurs frères et sœurs qui voyaient leur avenir au Liban ou dans d’autres pays arabes ou occidentaux, ils ont décidé de retourner à Jaffa. Ils ont fait ce que bien peu d’autres réfugiés palestiniens ont osé faire : ils se joignirent à ceux que leur communauté voyait comme des ennemis. L’un des collègues juifs de mon grand-père à la compagnie d’électricité où il travaillait avant la guerre l’a aidé non seulement à rentrer à Jaffa mais à retrouver son ancien poste. D’ailleurs, j’ai dans ma famille des comptables, des professeurs, des agents d’assurance, des ingénieurs Hi-Tech, des directeurs d’usine, des professeurs d’Université, des médecins, des avocats et même… des électriciens !
C’est grâce à mon grand-père qui s’est tourné vers l’avenir en prenant une décision apparemment impensable que je suis aujourd’hui diplomate, représentant de l’Etat d’Israël en Norvège, et non réfugié palestinien au Liban. L’histoire de la famille Deek pourrait être une source d’inspiration pour l’ensemble du peuple palestinien.