Le fils de Saül, réalisé par Lazlo Nemes, qui vient de remporter le grand prix du jury au festival de Cannes, reflète qu’en Hongrie l’holocauste, la destruction des juifs de l’Europe, n’est pas un sujet historique, mais, une actualité vivante, liée à la vie politique de nos jours. A Budapest, Auschwitz est un thème plus obsédant qu’ailleurs, plus présent dans la mémoire collective qu’à Paris, voire Berlin et à Varsovie. Quelles sont les raisons de cette « hypersensibilité », qui a sans doute été à l’origine de la production de ce film-choc, représentant le cauchemar des chambres à gaz et des crématoires vécu par Saül Ausländer, membre d’un Sondercommando ?
Tout d’abord, il faut tenir compte du fardeau de l’histoire. La liquidation des juifs de Hongrie, une communauté de 800 000 personnes en 1941, magyarophone à près de 90 % (la population totale du pays agrandi, par deux arbitrages de Vienne, de 1938 et de 1940 avoisinait les 14 millions) eu lieu au printemps 1944, après l’entrée des troupes de Hitler. (Aujourd’hui, on estime à 80 000 peut-être à 100 000 le nombre de juifs dans une population de 10 millions.) Premier paradoxe, la déportation intervint très tard, dans la première phase de la guerre, avec la coopération pleine et entière de l’État hongrois. La société non-juive de l’époque porte une responsabilité particulièrement lourde en Hongrie dans la perpétration de cette atrocité, plus lourde que celles des autres pays européens occupés. Comment expliquer que tant d’hommes politiques, fonctionnaires policiers, gendarmes, cheminots prirent part avec enthousiasme à la ghettoïsation et à la déportation des Juifs, alors que la défaite imminente de l’Allemagne nazie ne faisait plus de doute ? Le succès du plan Margaretha d’occupation de la Hongrie, le dernier Blitzkrieg de la Wehrmacht, ne pouvait en être la seule cause.
Il ne l’était pas. L’antisémitisme avait été érigé en doctrine d’État dès 1920 en Hongrie. Bombardée jour après jour d’une propagande qui désignait les Juifs comme ennemi de la nation, l’opinion publique accueillit avec satisfaction les lois et mensures de plus en plus sévères qui, à partir de 1938, allaient priver progressivement les juifs de leurs droits, de leur dignité, de leurs biens puis de leur vie. L’espoir de récupérer les territoires perdus après la Première Guerre mondiale, combiné avec la politique antisémite, rapprochait la Hongrie de l’Allemagne nazi pour la faire entrer, en 1941, dans la Seconde Guerre mondiale aux côtés de l’Axe.
Aussi, le monument, érigé au centre de Budapest par le gouvernement de Victor Orban, représentant l’ange gardien de la Hongrie, attaqué par l’aigle hitlérien, véhicule-t-il un message trompeur. Au moins 80 à 100 personnes, juifs et non-juifs, formant un « monument vivant » protestent jour après jour, depuis un an, contre ce monument dédié aux « victimes de l’occupation allemande de 1944 ». Peut-on imaginer pareille manifestation se produisant de nos jours dans un autre pays de l’Union européenne ?
Le Fil de Saül se joue en 1944, dans les semaines où arrivent, les transports des juifs hongrois. En tout, 436 000 juifs sont arrivés de Hongrie à Auschwitz, dont 30 % ont été jugés « aptes pour le travail » par les médecins nazis. Pour les autres, c’est la mort immédiate. C’est le moment de la sélection, puis du massacre, par les gaz Cyclon B, des personnes âgées, enfants, mères, femmes enceintes et malades, et enfin de la crémation. Cela s’est passé en mai et juin 1944.
Le Fils de Saül
Le film met en scène un Sondercommando (unité spéciale) qui exécute les ordres des SS, et transporte les cadavres des chambres à gaz au crématoire. Ses membres, comme Saul Ausländer, reçoivent en échange de ces services une meilleure alimentation que le Häfling (prisonnier) ordinaire, de l’alcool aussi, ce qui aide ces Juifs-bourreaux à supporter les horreurs. Les membres du commando savent qu’après un certain temps les SS vont les liquider eux aussi, comme ont été liquidés ceux qui ont fait le même travail avant eux. Ils préparent donc une révolte, tentative extrême, non pour survivre, mais pour garder leur caractère d’homme. Comme le film présente de vrais préparatifs d’une révolte de Sonderkommando à Auschwitz, l’action ne se passe pas en mai ou en juin, mais au début de novembre de 1944, juste avant l’arrêt de chambres à gaz, sur ordre direct de Heinrich Himmler.
Le film de László Nemes est une fiction sur l’holocauste, d’une originalité professionnelle incontestable, bâtie sur d’amples recherches historiques. Il a été réalisé avec la subvention de l’État hongrois, le Fonds National de Film ayant financé le développement du scénario et le tournage en pellicule de 35 mm. Paradoxe encore, comment le gouvernement Orbán, souvent accusé „d’antisémitisme latent” et qui a fait ériger le monument présentant la Hongrie, alliée du Troisième Reich, en victime de l’occupation allemande, a-t-il pu soutenir la réalisation du Fils de Saul ?
La contradiction n’est pas si profonde qu’on le croit. C’est vrai, que le gouvernement, comme l’a fait d’ailleurs la Hongrie officielle depuis 1945, s’ingénie à minimiser la responsabilité de la société hongroise de l’époque dans les déportations, le monument contesté n’étant que l’entreprise la plus récente en ce sens. Mais, en même temps, plusieurs dirigeants de la Fidesz ont reconnu publiquement la complicité de l’État hongrois dans l’extermination de plus d’un demi million de juifs, un crime sans précédent dans l’histoire de la Hongrie. Or, ces déclarations contredisent le message du monument.
La campagne de dénigrement
Quel sera l’accueil d’un film comme le Fils de Saul, dans l’opinion publique hongroise? Aussitôt que fut connue l’attribution du grand prix du Festival de Cannes, le parti d’extrême-droite Jobbik a lancé une campagne de dénigrement contre le „film de propagande” mensonger (Auschwitz était un camp de travail et non un camp d’extermination, chambre à gaz mis entre guillemets etc.) destiné à faire plaindre les juifs, pour lequel le gouvernement a gaspillé 320 millions de florins (soit € 1 100 000). Le Jobbik exerçant une forte influence, le film ne pourra sans doute pas être présenté aux jeunes de la campagne qui n’ont d’Auschwitz que des informations biaisées et lacunaires.
Le gouvernement a l’intention d’introduire l’holocauste dans le programme de l’enseignement secondaire, et d’implanter pour cela un centre d’éducation sur l’holocauste, dans les bâtiments restaurés d’une gare de marchandises désaffectée. Fin novembre 1944, 15 000 juifs de la capitale, hommes et femmes, furent déportés de cette gare au camp de Bergen Belsen. Si l’aménagement de ce centre éducatif et musée de l’holocauste, baptisé la Maison des Destins, (Sorsok háza) était achevé, le Fils de Saul pourrait y être projeté pour des lycéens. Mais nous en sommes encore loin. La construction est arrêtée à cause d’une querelle entre historiens, représentants de la communauté juive et des hommes politiques. Dans le climat de méfiance qui perdure, les conflits sont permanents. En 2006, le gouvernement socialiste de Ferenc Gyurcsány a établi un Musée et Centre de recherches de l’holocauste à Budapest. Situé dans la rue Páva, le Centre abrite une exposition sur le Shoah qui est peu fréquentée. Certes, les locaux sont trop exigus pour accueillir beaucoup de monde, mais les visites scolaires pourraient être mieux organisées.
Pour que les spectateurs hongrois comprennent le Fils de Saul, il faudrait leur expliquer ce qu’était Auschwitz : le centre d’un immense réseau de camps de concentration, lui même divisé en trois camps. Il comprenait le camp de mort (Vernichtsungslager) situé près d’Auschwitz, à Birkenau ; c’est là où travaillaient Saul et le Sondercommando. En faisait également partie un camp de travail (Arbeitslager), lieu de „liquidation par le travail”, où avaient souffert, aux côtés des juifs, surtout hongrois, des non juifs polonais, russes, français, hollandais, etc . Enfin, Auschwitz servait de camp de transit aussi, d’où des déportés furent envoyés, après la „sélection”, à d’autres camps. Ce fut le cas d’Imre Kertész, écrivain hongrois, auteur de l’Être sans destin (Sorstalanság), lauréat du prix Nobel de littérature en 2002.
En cette même année 2015, a été publié en Hongrie un livre – traduit par le signataire de ces lignes – qui, avec le Fils de Saul, donne l’espoir, qu’un changement interviendra dans l’esprit public en ce qui concerne l’holocauste. Il s’agit du livre d’un auteur hongrois, né a Debrecen, qui vit depuis 1946 à Paris, et qui a écrit ses mémoires en français. Le livre de Nicolas Roth, dont le titre est: Avoir 16 ans a Auschwitz – mémoire d’un juif hongrois, a paru en 2011, dans la collection „Témoignages de la Shoah”. Alors que le début du livre, évoquant la ville de Debrecen de l’entre-deux-guerres, intéressant pour le lecteur hongrois, peut sembler peu compréhensible au lecteur français, Nicolas Roth décrit, en témoin absolument crédible, la vie infernale à l’intérieur du camp de travail d’Auschwitz. C’est le seul mémoire du vécu concentrationnaire de la part d’un juif hongrois, qui ne se focalise pas sur la survie du narrateur, mais présente aussi les camarades, le travail dans les les kommandos – pas dans le Sonderkommando, mais dans le Kommando Huta – et aussi l’évacuation d’Auschwitz le 18 Janvier 1945 et la „marche de la mort” vers Dachau. Le livre est comparable au roman d’Imre Kertész et à l’œuvre d Élie Wiesel, La Nuit. Le mémoire de Nicolas Roth étant devenu accessible en hongrois – sa publication a bénéficié d’une subvention publique comme le tournage du Fils de Saul – l’enseignement de l’holocauste dispose maintenant d’un outil efficace inattendu. Il servira à faire comprendre aux jeunes générations que la tragédie des juifs hongrois a été celle de la nation hongroise et que le destin de ce pays du Danube est inséparable de celui de sa communauté juive. Elle fut détruite aux trois quarts au temps d’Auschwitz, puis la moitié au moins des survivants s’est dispersée dans le monde au fil des dernières décennies, et pourtant elle est toujours vivante.
János PELLE est historien et journaliste hongrois