L’Arche : Vous venez d’être nommée directrice générale de l’Alliance israélite universelle, Comment voyez-vous le rôle de cette institution, à la fois en France et dans le monde ?
Ilana Cicurel : L’Alliance israélite universelle remplit une fonction bien particulière, depuis sa création en 1860 : permettre aux juifs, où qu’ils soient, d’approfondir leur identité tout en bâtissant des ponts avec les cultures environnantes. Au fond, cela témoigne d’une grande foi dans la force du judaïsme qui n’a pas besoin de se protéger avec des murailles et peut s’ouvrir au dialogue avec les autres cultures sans y perdre son âme. Mais cela suppose aussi de transmettre le judaïsme de manière exigeante, ce à quoi les pédagogues de l’Alliance israélite s’attachent depuis toujours.
Très concrètement, cela se traduit par un accueil de tous les juifs, quelle que soit leur sensibilité, dans notre réseau scolaire, en France, en Israël, au Canada, en Suisse et au Maroc, mais aussi dans les formations pour étudiants et pour adultes que nous proposons (Section Normale des études juives, Institut européen Emmanuel Lévinas, Beth Hamidrach Jules Braunschvig ….).
On retrouve cette aspiration à transcender les clivages dans la branche israélienne de notre activité, Alliance-Kiah, qui est en pleine expansion depuis quelques années, notamment à travers la création d’un nouveau réseau scolaire, développé en partenariat avec la Fondation Rashi, le réseau Darca. Darca a pris en responsabilité une vingtaine d’écoles et promeut l’excellence scolaire pour tous ainsi que la mixité sociale et religieuse.
Cela dit, il nous faut aujourd’hui faire œuvre de pédagogie au delà des frontières communautaires. Dans une période aussi complexe et troublée que celle que nous traversons, rien ne serait pire que le repli. Les juifs doivent prendre toute leur part dans la lutte contre l’antisémitisme en combattant l’ignorance et en tordant le cou aux clichés. Je suis convaincue que l’Alliance israélite universelle peut, comme organisme éducatif et culturel, jouer un rôle-clef en la matière.
Comment se présente la rentrée prochaine dans les écoles juives de l’Alliance israélite universelle ? Craignez-vous une perte d’effectif ?
En France, notre réseau scolaire est plutôt dans une phase d’expansion, comme en témoignent cette année l’extension du collège-lycée Georges Leven (Paris XII), la création du collège Gustave Leven (Paris XVI) ou l’intégration à l’Alliance israélite universelle de l’école Rachi (Paris XVII), ce qui se traduit plutôt par une hausse des effectifs. Nous avons eu aussi une progression de 25% du nombre de bacheliers présentés cette année par rapport à l’an dernier.
Nous restons cependant vigilants et sommes conscients qu’une mutation est en cours : une partie de la communauté juive de France fera dans les prochaines années le choix du départ, notamment de l’Alya. C’est déjà le cas d’un certain nombre de familles dont les enfants sont scolarisés dans notre réseau. Notre implantation en Israël – notamment au travers du collège-lycée franco-israélien – nous permet de les accompagner au mieux sur ce chemin.
Si nous ne constatons pas de phénomène de baisse d’effectif, cela signifie peut-être que la force de notre modèle, pluraliste et accueillant, fait ses preuves.
La situation actuelle place l’école juive devant une nouvelle responsabilité : si nous ne voulons pas voir le judaïsme français se réduire comme une peau de chagrin, nous nous devons de convaincre les juifs plus éloignés du giron communautaire de scolariser leurs enfants en école juive. Cela implique de faire évoluer le modèle, sans céder sur l’essentiel.
J’ajoute que l’excellence des résultats de nos élèves aux examens nationaux explique en partie la fidélité des familles qui savent qu’elle ne résulte pas d’une sélection mais d’un véritable accompagnement personnalisé de chaque élève, ce qui constitue, en quelques sorte, la marque de fabrique des écoles de l’Alliance depuis l’origine. Pour l’ensemble du réseau (France, Israël et Maroc), le taux global de réussite est cette année de 98% avec 71% de mentions. Et rappelons que l’un des classements de référence (France-tv-info) a classé le lycée du Groupe scolaire des Pavillons-sous-bois (93) premier lycée de France en 2015.
Quels sont les projets de l’Alliance pour les années à venir ?
Tout d’abord, développer les rencontres entre nos établissements et les écoles environnantes inscrites dans la citoyenneté à laquelle l’Alliance est très attachée. Il ne s’agit pas seulement des élèves mais aussi des professeurs et des cadres dirigeants. Il n’y a pas de meilleure arme contre l’antisémitisme que le progrès de la connaissance et la multiplication des contacts.
Dans le même esprit, nous souhaitons renforcer les formations d’« initiation au monde juif » que nous proposons à l’intention des professeurs de l’enseignement public dans le cadre de l’Institut européen Emmanuel Lévinas.
Pour ce qui est des études juives, l’Alliance se veut force de proposition pédagogique. Des programmes scolaires de référence, faisant une place privilégiée à l’acquisition de la langue hébraïque, sont en cours d’élaboration. Ils seront proposés, au delà du réseau de l’AIU, à toutes les écoles qui seront intéressées.
Enfin, nous sommes décidés à réussir la mutation numérique de notre bibliothèque, le fonds le plus important dans le domaine des études juives en Europe, afin d’en renforcer le statut de lieu de recherche de pointe à la disposition d’un nombre encore plus important de chercheurs en France et à travers le monde.
Vous êtes la première femme à occuper ce poste de directrice générale de l’Alliance israélite universelle, est-ce que cela a une signification pour vous ?
Je suis fière d’être la première femme directrice générale de cette institution. C’est un symbole et une avancée qu’il faut saluer. Ce d’autant plus que cela s’inscrit dans l’histoire de l’Alliance israélite universelle qui porte la promotion des femmes dans son ADN. Nous avons tous en mémoire ces émouvantes photos de jeunes filles du Maroc, d’Iran ou de Tunisie qui doivent à l’Alliance leur accès à l’instruction.
Ce rôle émancipateur se poursuit aujourd’hui avec l’un des projets-phares développés en Israël par Alliance-Kiah qui vise à encourager des jeunes filles issues de quartiers défavorisés à s’engager dans des études scientifiques.
L’un des enjeux majeurs du judaïsme contemporain, en particulier en France, est la question de l’évolution de la place des femmes dans la vie religieuse et de leur accès à l’étude.
Le judaïsme français doit s’inspirer des courants qui traversent le monde orthodoxe aux États-Unis et en Israël dont les avancées sont tout à fait significatives. Un des rôles de l’Alliance israélite universelle est de faire évoluer la situation en France par petites touches, une évolution sans révolution.
Caroline Bancilhon