Pendant toute une année, l’ancien directeur du FSJU, David Saada, a donné pour le site Akadem une série de courtes leçons hebdomadaires sous le titre « Que dit le Midrach ? ». Ces leçons sont aujourd’hui rassemblées dans un livre intitulé Au cœur du verset et publié aux Éditions In Press. L’auteur nous révèle les coulisses de cette spécialité herméneutique juive.
L’Arche : Y-a-t-il une bonne traduction en français pour le terme Midrach ?
David Saada : Non pas vraiment. Le terme exégèse qui vient du grec exegesis, explication, ne rend pas bien le caractère spécifique de la démarche du Midrach. La racine hébraïque sur laquelle est construit le mot Midrach connote les idées de demande, de sollicitation, d’enquête, c’est-à-dire d’interrogation. Le Midrach est d’abord une interrogation du texte. Il n’y a pas de Midrach sans questionnement préalable. Le texte de la Torah en hébreu, bien entendu, et non dans une traduction, se prête particulièrement au questionnement. Mais l’expression des auteurs de midrachim (pluriel de midrach) qui sont des générations de maîtres qui se sont succédé sur plusieurs siècles, utilisent souvent pour répondre à ces interrogations des récits, des paraboles qui peuvent faire penser que le Midrach expose des « légendes ». Il n’en est rien. Derrière ces formes plaisantes d’exposition, c’est une philosophie cohérente qui s’exprime. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre.
Vous précisez au début de votre introduction que « le midrach (…) est une approche qui examine le verset biblique en profondeur afin de l’interroger pour en extraire le sens latent, au delà du sens littéral. » Rachi affirme que le verset lui-même demande à être interprété. Comment les sages procèdent-ils concrètement ?
Ce sont les particularités, les apparentes anomalies qui émaillent souvent le texte qui suggèrent l’existence de gisements de signification cachées. C’est comme si, comme le dit Rachi à propos du premier mot de la Torah, Beréchith, « au commencement », le texte nous interpelait et sollicitait lui-même notre recherche d’élucidation. Ce premier mot pose en effet un problème de syntaxe par rapport au reste du verset. Une telle anomalie est comprise comme un signal à pousser la recherche de sens. Sur le seul mot Beréchith, il y a des milliers de lectures midrachiques et kabbalistiques ! Et ces lectures diverses ne se contredisent pas, elles s’enrichissent mutuellement. Pour bien comprendre la démarche du Midrach, il faut garder à l’esprit que le texte de la Torah est la condensation dans des lettres de la pensée, par définition infinie, de Dieu. Les lectures midrachiques permettent, si on peut dire, à cet Infini de la Parole divine de prendre place dans la finitude du monde.
Prenons un exemple : celui que vous avez retenu pour la section Bamidbar : Le livre des Nombres commence par ces mots : « Dieu parla à Moïse dans le désert du Sinaï… » Or cette information est déjà au cœur du récit de la révélation dans le livre de l’Exode. Pourquoi la répéter une nouvelle fois ? Le midrach (Nombres Rabba 1/7) pose la question et y répond : celui qui ne fait pas de lui un désert sans possesseur ne peut pas acquérir la sagesse de la Torah. C’est pourquoi il est dit « dans le désert du Sinaï ». Peut-on vraiment dire que cet enseignement est contenu dans le verset ou bien ce dernier n’est-il qu’un appui utilisé par l’auteur de ce commentaire pour délivrer un enseignement ?
Un des postulats de la démarche du Midrach est que le texte de la Torah ne peut être redondant sans raison. La redondance est un des signaux du texte pour appeler le questionnement. L’interprétation que vous évoquez est donc légitime, à condition de ne pas se présenter comme la seule possible. Il y a d’ailleurs plusieurs autres lectures midrachiques pour comprendre ce que veut nous dire la redondance du texte. Le Midrach est tout sauf dogmatique.
On connaît les quatre niveaux d’interprétations traditionnelles : le pchat, le remez, le drach, et le sod. Les sens simple, allusif et secret ont des équivalents dans d’autres systèmes herméneutiques.
Le drach est-il une spécificité de la manière juive d’interpréter un texte ?
La spécificité du Midrach est sa vision polysémique du texte de la Torah. Cette polysémie vient comme je l’ai souligné il y a quelques instants, du fait que c’est l’Infini de la Parole divine qui se dissimule dans les signes du texte. La spécificité est donc dans le texte lui-même, ou tout au moins dans la manière dont les Juifs en comprennent la nature. Les textes d’origine humaine ne prêtent pas a priori au Midrach. Mais peut être que la pratique midrachique aide à regarder le monde au-delà de ses apparences souvent trompeuses !
Le Midrach est-il une façon pour le judaïsme de défendre l’idée qu’il existe, au-delà de la matérialité des choses, un niveau de réalité spirituel?
Oui, certainement. La réalité spirituelle dans la pensée juive est de l’ordre de l’intériorité. Le Midrach entend aller au-delà de l’extériorité, qui est perçue comme un écran opaque, pour atteindre cette intériorité. Les mots du verset sont comme un corps qui dissimule une âme. Le Midrach cherche à mettre en lumière l’âme du verset. On peut généraliser, comme le font les auteurs hassidiques, cette démarche à l’ensemble de la réalité qui nous entoure : chercher les étincelles de lumière occultées par la matérialité du monde. Non pas pour rejeter cette matérialité mais pour la rendre plus transparente à la lumière divine.
Question plus générale en rapport avec l’actualité : La crise que traversent aujourd’hui nos sociétés n’est-elle pas liée en partie à notre difficulté à produire du midrach pour comprendre le sens à nos existences individuelle et collective ?
Chercher en toute chose la lumière cachée, retenue dans la matérialité, et la délivrer afin que la Présence divine éclaire le sens de nos existences, c’est faire de la démarche midrachique un mode de vie. C’est ce que nous apprennent les maîtres de la kabbale et du hassidisme. La société dans laquelle nous vivons met au contraire tout en œuvre pour empêcher cette lumière d’advenir. C’est la raison profonde de son désarroi. Mais ce désarroi est aussi le signe qu’il y a un fort besoin de cette lumière cachée !