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France

Les générations d’après : la Shoah en héritage

Au Mémorial de la Shoah à Paris s’est tenu cet automne un colloque de grande qualité sur la façon dont la deuxième génération peut ressentir, réfléchir et créer autour d’un évènement, la Shoah, qu’elle n’a pas connu elle-même. Ce lien est-il fait de familiarité ou d’étrangeté, est-il productif ou destructeur ? La parole était aux intellectuels, aux militants, aux romanciers, aux artistes.

Peut-on guérir de l’histoire de ses parents, quand ceux ci ont été victimes de la Shoah ? Depuis 25 ans, Nathalie Zajde, Maître de conférences en psychologie ­(auteur de Guérir de la Shoah (2005) et de Enfants de Survivants (1995) aux éditions Odile Jacob) et son équipe, reçoit au Centre George Devereux à Paris des survivants de la Shoah, des anciens enfants cachés et des descendants de survivants. Leurs plaintes ? cauchemars, accès de rage et de colère, angoisses injustifiées et incontrôlables, échecs amoureux et professionnels, difficultés à supporter le quotidien, bruits, ordres, gens en uniforme …. La liste est longue et apparemment sans fin des souffrances endurées par la seconde, voire la troisième génération.

Même quand la Shoah n’a pas été vécue directement, elle continue à détruire en atteignant les générations suivantes. Et Nathalie Zajde d’ouvrir le colloque en tordant le cou à une idée reçue qui empoisonne le débat: celui de la parole occultée ou non sur la Shoah. «On a longtemps dit que le problème venait du silence, du fait que les survivants n’avaient pas pu raconter à leurs enfants ce qu’ils avaient vécu. Or dans les groupes de parole que nous animons depuis 1991, on trouve aussi nombre de descendants de survivants d’Auschwitz dont les parents ont raconté les camps dans les moindres aspects et avec un luxe de détails! Ils ne vont pas mieux, ou plus mal que les autres, ceux dont les parents se sont tus pendant toute leur vie. Autrement dit, le problème ne vient pas de ce qu’on nous a raconté ou pas, mais bien de l’évènement lui-même, c ‘est-à-dire l’extermination des Juifs d’Europe. C’est l’intention génocidaire qui est cause d’effroi chez les nouvelles générations. »

La Shoah, rappelle l’universitaire, a ceci de spécifique qu’elle s’attaque, non pas à des individus isolés mais à un collectif, à son projet d’existence, à sa langue, à son Dieu, à son histoire, sa culture. Et c’est cette dimension génocidaire, qui empêche certains descendants de vivre en provoquant ce que les psys nomment un « Trouble de stress post–traumatique, – trouble spécifique de sujets ayant échappé à la mort ». La seconde génération peut ainsi croire, souvent à raison, qu’elle n’est vivante que par erreur, faute ou inattention des nazis, par un hasard purement géographique ou de calendrier. Être né en septembre 45 et non une année plus tôt signe la différence entre la vie et la mort…

Face à cet héritage, tous ne sont pas égaux; certains s’en affranchissent, d’autres présentent des troubles, des angoisses, parfois seulement à des moments clés de leur vie comme une naissance, une rupture, un deuil. Au centre George Devereux, les évènements de Toulouse, de l’affaire Merah puis de la tuerie de l’Hyper Cacher ont ainsi réveillé les blessures des patients, des inquiétudes pour eux mêmes et surtout pour leurs enfants – les troisième et bientôt quatrième générations.

Dans les réunions de groupes des descendants de survivants, de quoi parle-t-on ? De la Shoah en général, mais surtout des disparus que l’on n’a pas connus et dont les circonstances de la mort occupent toujours les esprits des années après. Nathalie Zajde précise les questions qui hantent les descendants de victimes : « Qu’a pensé ma grand-mère a la fin ? » « Que se sont dit mes proches au dernier moment ? » « Ont-ils compris ce qui les attendait » ? La question de la vengeance, cruciale est souvent abordée mais loin de condamner les enfants à une injonction irréalisable (très peu de Juifs dans le monde se sont vengés à la fin de la guerre). Et elle conclut ainsi « La Shoah constitue une obligation de réfléchir au passé, une nécessité de penser et de changer, elle implique une mission, elle contient un projet d’existence pour ceux nés après».

Deux militants, Arno Klarsfeld, avocat des Fils et Filles des déportés Juifs de France et François Heilbronn, vice-président du Mémorial de la Shoah et Président des amis de l’université de Tel-Aviv se sont exprimés. Tous deux fils d’enfants cachés et descendants de déportés, ils ont expliqué leur engagement militant. Depuis leur plus jeune âge, la lutte contre l’antisémitisme, la justice, l’enseignement de l’histoire de la Shoah et le soutien à Israël est une façon d’empêcher le retour du crime. François Heilbronn a conclu ainsi son propos : « La génération d’après, c’est celle qui reste le témoin et le passeur des récits recueillis, mais aussi l’acteur des combats contre le retour de l’antisémitisme et de la solidarité à Israël. »

Le rabbin Delphine Horvilleur, dont les grands parents étaient tous les deux rescapés de la Shoah l’illustre de manière magnifique. Appelée Penina , elle sait très tôt que ce nom appartenait à quelqu’un qui n’est pas revenu mais dont on ne parle pas dans le cercle familial. Bref Penina a tout d’un fantôme … celui qui, dans la tradition populaire et juive possède un costume blanc qui vole au vent. Contrairement au linceul juif qui lui est cousu lors de la toilette mortuaire pour que le mort puisse s’en aller en paix. Le fantôme, conclut Delphine Horvilleur, est un mort que l’on n’a pas bien cousu et qui donc ne peut partir : il nous hante. « Cela fait 40 ans que je fais de la couture avec Penina, que sa vie est tissée à la mienne » conclut malicieusement l’auteur du récent « Comment les rabbins font ils des enfants ? » (Ed. Grasset). « Nous la troisième génération, nous continuerons d’être des tailleurs pour honorer la mémoire de nos morts »

Car la transmission de la Shoah vers les générations d’après n’est pas seulement une histoire destructrice, négative, qui empêche de vivre et de respirer. Elle permet aussi de s’interroger, de créer, d’inventer peut être d’autres façons de se penser juif. Les générations suivantes doivent se confronter et s’emparer de cet héritage terrible et le faire fructifier. Fils d’enfants cachés, Eric Rochant, réalisateur d’ «Un monde sans pitié » , du film « Les patriotes » et tout récemment du très réussi « Bureau des légendes » à la télévision, a vécu son enfance dans le récit permanent de la guerre, de la traque. Logiquement, il s’est tourné vers le cinéma pour comprendre ce qu’avait vécu sa famille « Nous sommes une génération charnière qui a découvert la Shoah par le film « Nuit et brouillard », puis par la série « Holocauste » et plus récemment avec « La liste de Schindler ». Même si ces oeuvres, très différentes ont été capitales en révélant au grand public ce que fut la guerre pour les Juifs, je crois qu’on manque sa cible en voulant à tout prix montrer les choses .L’ image parfois peut faire écran. Il a fallu le film de Lanzmann «Shoah » pour retrouver le hors champ et nous prouver que finalement dans ce domaine nous ne savions rien » Eric Rochant appelle de ses vœux un grand film sur la transmission de la Shoah aux générations d’après, qui filmerait en quelque sorte « la trace des traces ».

Christophe Boltanski, dont le premier roman « La cache » a été récompensé par le prix Fémina à l’automne, parle, lui, d’un « héritage en creux ». Dans l’appartement familial parisien bourgeois existait un cagibi, un trou où a vécu son grand père pendant vingt deux mois durant la guerre. Ce n’est pas un cas isolé, d’autres ont ainsi vécu, cachés dans leur propre appartement mais l’histoire se corse ici quand la famille conserve ce refuge pendant des années, se replie sur elle même, ne parle ni du passé ni de l’avenir «Le ciment de notre clan était la peur, une peur diffuse, de soi, des autres, un sentiment de danger et d’étrangeté » dit l’écrivain, visiblement ému de s’adresser au public du Mémorial. Cette enfance atypique a permis de développer autarcie, utopie et créativité : chacun des membres de cette famille, dont on connaît Christian Boltanski, le plasticien, s’illustrera dans la sociologie, l’étude des langues, l’art ou ….l’écriture. Une façon de panser et aussi de penser les effrois du passé.

Le dernier intervenant, Michel Kichka, a choisi le parti d’en sourire dans un album de bandes dessinées en noir et blanc intitulé « Deuxième génération » ( Ed. Dargaud ) qui depuis sa sortie il y a trois ans emporte un beau succès. Ce dessinateur de presse israélien né en Belgique raconte avec humour et tendresse un père rescapé des camps à 19 ans, ne possédant que trois photos de sa famille d’origine et qui n’a jamais parlé de son expérience. Devant les caméras de Steven Spielberg, celui ci s’ouvre, témoignant au grand jour pour la première fois et devenant depuis accompagnateur d’écoles à Auschwitz ! Un parcours atypique que ses proches ont dû accompagner sans toujours le comprendre. « Je me souviens d’une enfance où l’on ne pouvait pas faire du mal à nos parents qui avaient trop souffert. Nous n’avons pas eu droit à une crise d’adolescence nous ! Mon père, dessinateur lui aussi, n’arrivait pas à nous communiquer ce qu’il avait vécu là bas mais ce qu’il n’a pu me confier, il me l’a dessiné avec notamment le portrait d’un nazi comique, portant un pot de chambre sur la tête. L’humour, j’en suis certain libère, c’est une thérapie »

Traumatisme psychique pour les victimes comme pour leurs descendants, la Shoah, conclut ce colloque, peut être aussi considéré comme un héritage, un lien de transmission, de continuité qui nous ramène à une interrogation essentielle : Comment être juif après une telle déflagration ? À chacun de trouver sa propre réponse.