Les juifs de France ? Ils s’en vont, ils se déplacent ou ils se battent. Victor et Salomon Malka signent un livre produit d’une enquête d’un an intitulé « Le grand désarroi » (Albin Michel). Voici un extrait.
Nous nous trouvons à Lyon dans notre tour de France du désarroi. Au quartier de la Duchère, à l’ouest de la cité rhodanienne, l’atmosphère est calme. Pas de voitures brûlées comme à Vénissieux ou à Vaulx-en-Velin. Mais une lente désaffection. La population juive quitte peu à peu ce quartier populaire qui fut longtemps un havre où il faisait bon vivre. « Du temps de mon enfance, raconte Richard Bénitah, fondateur de la radio juive locale et président de l’Association des radios juives françaises, on comptait près de 600 familles qui habitaient là. Soit près de 4 000 personnes sur une population globale de 12 000. C’était florissant, et très vivant, surtout les jours de fête. Au fur et à mesure, les juifs ont quitté pour les communautés avoisinantes, certains pour Villeurbanne. Nous visitons en sa compagnie la synagogue locale, qui constitue aujourd’hui un point d’achoppement. Construite dans les années 60 sur du préfabriqué, inaugurée en juin 75, elle a fait l’objet d’un attentat en 2002, dans la vague des agressions consécutives à l’Intifada. Une voiture enflammée avait été projetée contre l’entrée. La synagogue a dû être restaurée. Aujourd’hui, elle est en butte à un nouveau défi. Il suffit de jeter un coup d’œil à l’entrée pour le mesurer. Une mosquée surplombe la synagogue. Elle devait être inaugurée officiellement en juillet dernier, pour le Ramadan. La date a été repoussée, mais le minaret est là, imposant, dans cette rue qui porte étrangement le nom de « rue Beersheva », ville du sud d’Israël jumelée avec Lyon (on apprendra que la plaque a récemment, aux fêtes dernières de la Pentecôte, été recouverte de l’appellation « Naqba », nom associé à la « catastrophe » vécue par les Palestiniens en 1948). La mosquée doit accueillir entre 1200 et 1500 fidèles.
D’ores et déjà, les tensions sont perceptibles. Quand les fidèles des deux religions se croisent – les uns pour sortir de la prière du vendredi soir, tard en été, les autres pour la prière du Ramadan -, « le périmètre est stressant », pour reprendre la formule d’un de nos hôtes. D’autant plus stressant que la mosquée dont il s’agit, de l’aveu même des responsables de l’islam local, est salafiste. Longtemps, ce projet fut choyé par la mairie et béni par la communauté juive elle-même. Né dans l’euphorie d’une époque où on nourrissait l’idée d’un espace multicultuel et multiculturel qui allait favoriser le vivre-ensemble – la synagogue voisinant avec la mosquée, l’église à deux pas, et le tout rehaussé par la présence d’un lycée dit « Les Géraniums » -, la douce espérance d’une concorde interreligieuse placée sous l’aile protectrice de l’école publique, laïque et républicaine, s’est transformée en casse-tête chinois pour tous les protagonistes. Les adeptes des trois religions redoutant des frictions possibles. Les parents d’élèves craignant pour leurs bambins que les appels conjugués du muezzin, du « Hazzan » et du prêtre ne viennent perturber le déroulement des classes. Résultat : le projet grandiose est devenu un caillou dans la chaussure du maire Gérard Colomb. Au rêve d’une « petite Jérusalem » – surnom initial du quartier – a succédé une histoire de Clochemerle dont on peine à sortir.
David Sirvaux est le président de la communauté juive de la Duchère. Jeune dirigeant d’une société de communication et d’imprimerie, il s’est battu autant qu’il a pu, a eu diverses rencontres avec la municipalité au cours desquelles il s’est aperçu que les responsables ne connaissaient même pas les membres du conseil d’administration de la mosquée. Un flou continue de persister sur le futur imam. Pendant ce temps, il observe une baisse de la fréquentation de sa synagogue. Les fidèles ne viennent plus. Ils ont peur. Il a donc pris le taureau par les cornes, a convoqué, par voie d’huissier une assemblée générale extraordinaire de ses fidèles. Êtes-vous pour ou contre le déménagement de la synagogue ? À 80 %, les fidèles se sont prononcés pour une délocalisation. Il faut dire qu’au voisinage délicat, s’ajoutaient des problèmes de vétusté et des questions financières. Une option fut prise pour des parcelles de terrain situées en face de la clinique de la Sauvegarde, à 300 mètres de la synagogue. « On va construire une synagogue plus petite, avec une salle de réception et un immeuble d’habitations, peut-être une maison de retraite. L’ambition est plus réduite, mais dans un environnement moins problématique » nous dit David Sirvaux. Gérard Colomb a appelé pour donner son feu vert. La Mairie aidera au déménagement en rachetant les locaux de la synagogue. « Quand Colomb a dit oui, ce fut un soulagement pour nous ».
Une page est ainsi tournée pour les juifs de la Duchère, mais aussi pour leur président. En nous raccompagnant, Sirvaux nous confie qu’il continuera à s’occuper du déménagement jusqu’au bout, mais que, pour ce qui le concerne, il a l’intention de faire son Alya. Juif religieux, il s’agit pour lui d’un projet de longue date, précipité par les événements de ces derniers mois. « J’ai trois enfants en bas âge. Ils sont tous les trois à l’école Beth Menachem. Depuis janvier dernier, ils n’ont pas fait une seule sortie. Ils ont des militaires à l’entrée de l’école, et ils retrouvent des militaires en allant le shabbat à la synagogue. Je n’ai pas grandi comme cela, et je ne souhaite pas cela pour mes enfants » (…)
De Lyon, nous descendons à Nice, que les attentats n’ont pas épargnée mais qui réagit à sa manière. Les gens se posent des questions sur un éventuel départ, mais ils se battent aussi.
Nous nous voyons avec Patrick Amoyel et Amélie Boukhobza dans un bistrot situé à proximité des bâtiments de la préfecture régionale et de « Nice Matin ». Lui, une moustache gauloise de « psy » militant et surmené. Elle, jeune, enjouée, rompue comme psychologue clinicienne à l’écoute et au décryptage. Avec des gens de terrain, et des chercheurs universitaires – Brigitte Erbibou, Gérard Rabinovitch -, ils ont créé en 2005, à Nice, une association dite « Entr’autres ». L’idée de départ était de travailler sur la communautarisation des banlieues, et sur l’intégration, en associant des juifs, des musulmans, des beurs, des noirs. « Au début, on était partis sur l’interculturel, et puis au bout de trois ans, une bonne partie des participants avait disparu et on s’est retrouvés entre nous » explique Patrick Amoyel. Le même scénario s’est reproduit, à peu près dans les mêmes termes, avec l’association locale Ni Putes ni Soumises. Un début euphorique, un discours flamboyant sur l’intégration, et puis un jour, sur fond d’Intifada, la « sortie » qui fâche : « Les intégristes israéliens, c’est pire que nos intégristes à nous ! »
Plus tard encore, en 2010, les premières femmes voilées apparaissent dans les réunions et ruinent des années de célébration de l’intégration. De son côté, Amélie Boukhobza s’est occupée d’une cellule d’écoute et d’orientation de jeunes de Moulins, de l’Ariane et des quartiers chauds niçois. « On était sur des cas problématiques, raconte-t-elle. On avait à traiter des cas de mariages forcés, telle jeune fille qui s’était fait jeter par la fenêtre à cause d’une fréquentation jugée mauvaise. Telle fille qui voulait une reconstitution d’un hymen pour faire un mariage traditionnel. Au fil du temps, il n’était plus question d’intégration. On était dans la Charia ! » Le tournant a commencé à s’opérer dans les années 2000-2005, atteignant des sommets. Des femmes entièrement couvertes. Des garçons qui refusent de serrer la main des filles.
En 2014, avant les attentats de Paris, la préfecture des Alpes-Maritimes avait commissionné le groupe pour former tous les hauts cadres – proviseurs, commissaires divisionnaires, inspecteurs académiques – au traitement de la radicalisation. Avec, pour priorité, la radicalisation salafiste, que Patrick Amoyel, en accord avec son ami Gilles Kepel, préfère appeler « l’idéologie djihadiste », le salafisme n’étant que la matrice de cette idéologie.
Ces demandes de formation ont fait tâche d’huile auprès des municipalités de la région, des collèges, des réseaux d’éducation prioritaires, des enseignants de base, des policiers. Avec Gilles Kepel, avec Fethi Benslama, avec Rachid Benzine, un observatoire du traitement de la radicalisation en Europe a été mis en place, à partir d’une connaissance de ce qui se passe en Angleterre, en Allemagne, au Danemark.
Objectif de ce type de formations ? L’approche, pour Patrick Amoyel et Amélie Boukhobza, consiste à poser un postulat de base (largement confirmé depuis par le rapport de Malek Boutih). Il ne s’agit pas d’une dérive sectaire, mais d’une tendance de l’islam, d’une idéologie qui constitue un univers de sens. « On n’est pas dans une manipulation mentale – dont on pourrait se guérir en refaisant pour ces jeunes déviants « des crêpes et des gâteaux comme quand ils étaient petits » selon la proposition d’une des théoriciennes de la dé-radicalisation -, on est dans l’adhésion à un corpus idéologique. « On est même, plaide Amoyel, dans le même type de recrutement que les nazis. « On s’est rendu compte au passage que, comme pour les nazis, chaque fois que les parents étaient à contre-pied, il n’y avait pas adhésion ».
Autrement dit, dans le cas de la radicalisation djihadiste, il fallait un silence de la part des parents ou un rôle d’accélérateurs, pour que le processus aboutisse. Est-ce toujours le cas ? Ce n’est pas sûr, mais Amélie Boukhobza, qui suit 25 familles de jeunes partis faire le djihad en Syrie, a pu s’en rendre compte à maintes reprises. Dans la majeure partie des cas, l’équation est la même. Désaccords familiaux. Absence de père. Indifférence ou laxisme.
Ces jeunes dont elle s’occupe, ou leurs familles, comment réagissent-ils quand ils savent qu’elle est juive ? Ils ne le savent pas, répond-t-elle. Ils demandent parfois si elle est musulmane, si elle est croyante, mais ils ne vont pas plus loin. En revanche, le discours antisémite est omniprésent. Dans les vecteurs qui constituent leurs axes de travail et qui sont au nombre de cinq – communautarisme, identitarisme, victimitarisme, antisémitisme, complotisme -, les deux derniers sont à plein régime. « Le discours antisémite est à 100 %, souligne Amoyel. Quand l’imam Aïssaoui, imam de la mosquée d’Ariane, déclarait le 6 juin dernier que les juifs, il y en a quelques-uns qui sont bien, ce sont ceux qui vont au théâtre de la Main d’Or, on est au plus haut niveau ! » (La Main d’Or étant le théâtre où Dieudonné donne ses spectacles à Paris).
Amélie Boukhobza raconte dans un texte sur « La haine du juif et l’islamisme radical » dont elle nous envoie une copie numérique, qu’elle s’est occupée de Yanis, jeune homme de vingt – cinq ans, sorti de prison. Il lui explique qu’on lui a toujours dit, depuis toujours, que les juifs ont tout, l’argent, les diamants, et qu’il a fini par le croire. Yanis a rapporté le récit de plusieurs séquestrations avec violences commises contre les juifs. « Mais attention, prévient-il, ce n’est pas de l’antisémitisme, c’est de la haine du juif ». Distinguo subtil !
À un niveau inférieur, c’est la cascade de clichés. Les juifs ont inventé la banque. Ils ont vendu la Torah. Ils sont pervers, falsificateurs. Ils sont toujours favorisés. Et le Daech est une création du Mossad pour dénigrer l’islam.
Patrick Amoyel et Amélie Boukhobza prennent congé pour retourner à la préfecture. Ils ont « volé » cette heure de déjeuner pour venir nous parler et doivent regagner leur tâche. « On est des pilotes, on est en même temps de vrais militants. On a profité de l’émulation sur ce sujet entre Éric Ciotti, président du Conseil général des Alpes-Maritimes, Christian Estrosi, maire de Nice, et les autres, pour creuser un coin ».
Et maintenant ? Ce sont des outils entre les mains des politiques. Ce qu’ils vont en faire est une autre paire de manches. Ce qui est sûr, c’est qu’il faudra encore beaucoup de Patrick et d’Amélie pour commencer à débrouiller cet écheveau. Comment sortir de l’emprise du djihadisme ? Comment détecter les signaux de la radicalisation ? Comment reconnaître le profil de la future recrue ? Et comment repérer les différentes composantes de ce bric-à-brac où le complot sioniste voisine avec la haine de l’Occident et la promesse du paradis avec la détestation du juif ? Nos deux militants, entre tant d’autres, se vivent effectivement comme des poissons-pilotes. L’expérience qui est la leur demeure liée à l’équation niçoise, très particulière, mais sera-t-elle exploitée dans d’autres villes ? Ils lèvent les bras au ciel avant de s’éclipser, manière de dire : le chantier est vaste, et les journées sont courtes.
« Le grand désarroi » : Enquête sur les juifs de France. Editions Albin Michel.