Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que l’impact de la violence du terrorisme islamique va avoir sur les institutions et la vie politique française des conséquences durables.
L’attentat du 13 novembre 2015 à Paris est d’ores et déjà une date de partage des eaux dans la vie politique française. La montée spectaculaire du Front national et de ceux qui apparaissent déjà comme des boutiques annexes (Nicolas Dupont-Aignan, Philippe de Villiers et Charles Millon) présage déjà de l’avènement d’une grande formation à vocation majoritaire. Les difficultés des deux grands partis démocratiques à s’entendre nous préparent un véritable temps des troubles. Mais à terme, la Ve République est morte avec son autorité présidentielle indiscutée. Les formes nouvelles de coalition politique ne sont pas encore perceptibles, et le désarroi est immense. Sur le plan des relations internationales, le diagnostic est complètement opposé. Comme déjà en janvier 2015, l’opinion publique nous donne le sentiment d’être beaucoup plus avancée que les institutions qui la représentent… assez mal du reste. La volonté de résistance est partout. Et faute d’un leader charismatique, elle invente déjà une sorte de gaullisme spontané, fondé sur l’idée de résistance à l’oppression et d’union, des Français.
Dans cette union, malgré la colère très réelle contre des musulmans beaucoup trop tièdes dans leur réprobation, on ne distingue toutefois pas d’apparition d’un racisme organisé. Ce qui prouve, là encore, que la poussée spectaculaire de Marine Le Pen est davantage imputable à l’absence de riposte organisée dans le camp républicain qu’à un engouement véritable pour l’affrontement avec la minorité musulmane. Les Français, en très grande majorité, souhaiteraient que celle-ci soit plus partante pour la stratégie de l’intégration, plus reconnaissante pour les efforts que la communauté nationale, bon an mal an, a déjà accepté de faire sur le plan de la société et de la culture, et simplement plus vigilante dans l’exercice nécessaire de l’autorité de l’État. Mais les véritables conséquences de ce drame sont bien sûr avant tout géopolitiques et elles dessinent, comme dans un éclair, qui rend tout d’un coup visibles les recoins de notre réalité, une nouvelle alliance qui est en train de se mettre en place dans la lutte contre Daesh, et bien davantage encore contre l’islamisme en général.
En l’espace d’une dizaine de jours, Daesh a déclaré une guerre ouverte à trois sujets de première importance de la communauté internationale : l’Iran et la communauté chiite dans son ensemble ; la Russie judéo-orthodoxe à la recherche de nouvelles alliances, la France républicaine. Les raisons d’une offensive concertée aussi ample sont évidemment à rechercher dans le contexte du Moyen-Orient. Une nouvelle fois, Baghdadi et les siens sont partis du double constat de leur extrême faiblesse, mais aussi de l’extrême friabilité du cadre politique de la région. Faiblesse en effet de cet Émirat du sang syro-irakien qui, peu à peu, ainsi que je le prédisais dès l’année dernière, s’est laissé encercler par un ensemble de puissances hostiles qui, sans la moindre offensive terrestre sérieuse, en sont parvenues à contenir son territoire (l’oasis de Palmyre exceptée). Cet Émirat ne parvient absolument pas à administrer ce vaste territoire, essentiellement semi-désertique aux trois exceptions de Mossoul (dont la population est en fuite), de Rakkah (où la vie quotidienne et la santé publique se dégradent à vue d’œil) et des faubourgs d’Alep, à présent pilonnés par l’Armée russe. Mais faiblesse encore plus grande de la résistance à l’oppression, à l’exception de l’héroïque et féministe résistance kurde où se mêlent volontaires venus de Turquie et d’Irak et militants syriens insurgés, en relative bonne entente avec ce qui demeure du régime Assad. Comme depuis le début, le calcul de Baghdadi est que le sunnisme intégriste et radical se mobilisera peu à peu et viendra secourir sa précaire tête de pont.
Sans aucun doute, « les Daesh » ont-ils trouvé un secours de ce type avec le régime en grande difficulté d’Erdögan. Ce dernier a remporté, d’une marge assez restreinte, une véritable élection de l’intimidation et de la trouille, où nombreux étaient ses électeurs qui l’ont préféré du bout des lèvres au chaos instantané qu’il promettait en cas d’échec. La suite devient néanmoins plus coûteuse pour l’apprenti dictateur turc qui s’affronte déjà quotidiennement à une société civile dont toutes les élites lui sont assurément hostiles. Parmi ces élites, il faut faire mention d’une armée, encore kémaliste dans son tréfonds, qui n’a pas pardonné les procès truqués et l’épuration de ses généraux à une époque, du reste, où Erdögan courtisait sans la moindre vergogne les éléments terroristes les plus abominables du mouvement kurde, Öcalan en tête. Si Poutine sait surmonter la colère immédiate de ses généraux, il peut contribuer grandement à la déstabilisation définitive d’institutions turques que la politique complaisante très particulière d’Obama, et à présent des Européens, ont désespéré de l’Occident, Israël excepté.
Mais Baghdadi peut aussi et surtout se féliciter de l’évolution très négative du royaume saoudien. Ce dernier, on ne s’en souvient presque plus, avait sous l’égide de son ministre de l’Intérieur d’alors, le prince Ben Nayef, jeté son dévolu, c’est-à-dire sa puissance financière en soutien au Maréchal Sissi et aux forces laïques insurgées contre les Frères Musulmans en Égypte. Malheureusement, de nombreux signaux confirment que Nayef a depuis lors perdu provisoirement la partie dans le déroulement d’une sorte de « coup d’État soft ». Bien que le prince demeure toujours vice-régent, sur le même plan que le fils du roi, son cousin Salman, dans la réalité c’est Salman qui mène la danse avec le soutien des forces les plus intégristes du Royaume. Les choses sur ce point avaient fort mal commencé dès l’été 2015 avec la réception en grandes pompes des Frères Musulmans palestiniens du Hamas à Riyad. Bientôt, le royaume des Lieux Saints, désormais « réconcilié » avec l’émirat du Qatar, commençait à critiquer ouvertement la politique égyptienne de soutien des forces laïques du général Haftar en Libye et plus généralement marquait un enthousiasme renouvelé pour les exécutions publiques par décapitation, celles-là mêmes que dans son coin Daesh perpètre en toute fidélité à la tradition wahhabite.
Malgré des ouvertures répétées tant des dirigeants iraniens que de Poutine lui-même, il semble bien en outre que le régime saoudien manifeste la plus grande intransigeance et une haine des chiites que beaucoup dans la région tiennent pour déraisonnable, notamment lorsque le Royaume veut étendre la guerre civile au Yémen en appelant Pakistanais et Égyptiens à une mobilisation anti-chiite dont ceux-ci ne veulent rien entendre. Sissi surtout, qui cherche, bien entendu, à secourir son allié Nayef, qui bénéficie tout de même du soutien d’une fraction conséquente de l’Establishment le plus modéré dans la famille saoudienne, n’en désire pas moins qu’Assad survive à l’épisode actuel et s’est beaucoup rapproché de la Russie, mais surtout du nouvel allié chinois qui a réservé à l’Égypte laïque l’honneur d’une présence à la parade de la fête nationale à Pékin, en septembre 2015. C’est, connaissant la fragilité et la vulnérabilité de l’Arabie saoudite, que Baghdadi prêche à sa manière la mobilisation sunnite, qui engloberait dans l’idéal les Frères Musulmans en repli en Égypte, leurs alliés de Turquie et du Qatar et la majorité intégriste des Saoudiens. Il y a loin néanmoins de la coupe aux lèvres, mais telle est bien la stratégie empruntée par l’état-major de l’intégrisme islamique.
En choisissant délibérément trois points d’application essentiels, Baghdadi a envoyé aux masses islamiques et à l’opinion mondiale un message dépourvu d’ambiguïté. En détruisant dans le Sinaï, en prenant appui sur sa section locale, un avion bourré de 200 touristes russes, Daesh jetait le gant à Poutine. La guerre sera impitoyable et visera en priorité les civils russes. En frappant, au cœur de Beyrouth, le Hezbollah chiite dans ses œuvres vives, Daesh persiste dans une stratégie d’affrontement systématique avec le chiisme qui fait écho à l’orientation saoudienne actuelle. Au passage, on constatera qu’au Sinaï la bonne entente russo-égyptienne a été dénoncée implicitement, et à Beyrouth l’État libanais est menacé dans sa sécurité essentielle s’il continue, du côté chrétien comme du côté sunnite modéré, pour ne pas parler des Druzes qui regardent vers Israël, de tolérer l’engagement total des chiites libanais dans la survie de l’État syrien.
Mais pourquoi, dans ces conditions, la France devient-elle un tel objet d’exécration ? Elle qui pourtant ména- geait jusqu’à présent dans l’approche complaisante de Juppé et de Fabius la soi-disant opposition modérée syrienne, laquelle est composée dans la réalité sur le terrain des Frères Musulmans syriens, des supplétifs turcs d’Erdögan et des restes orthodoxes d’Al Qaïda, le front Al Nosra, désormais en capilotade ? La réponse tient en un mot : Le Drian. En choisissant avec ses conseillers militaires les plus proches la voie de l’intervention en force au Mali, puis de l’interdiction du Sahel aux djihadistes dans un dispositif qui s’étend à présent de la Mauritanie au Tchad, la France républicaine, par l’énergie inattendue de son ministre de la Défense, a infligé, avant le succès héroïque des Kurdes syriens à Kobané, leur première défaite au mouvement djihadiste. Par les liens intimes de compréhension réciproque que Le Drian établissait bientôt personnellement avec Sissi, l’Égypte sortait de l’isolement diplomatique absurde où, tant Barack Obama qu’Hillary
Clinton, avaient cherché à l’enfermer depuis le redressement spectaculaire de l’été 2013. Par la recherche obstinée d’une entente avec les forces de sécurité algériennes, la diplomatie sécuritaire française reprenait enfin pied fortement au Maghreb. Or, dans l’esprit des islamistes en général, l’imprégnation culturelle française du Maghreb est un véritable scandale intellectuel et moral auquel l’agitation permanente dans les banlieues françaises et belges aura été la recherche d’un palliatif indispensable depuis la guerre civile algérienne. C’est aussi cette France-là, garante de la stabilité et de la double culture ouverte du Maghreb, que les terroristes ont voulu frapper le 13 novembre, en tentant, pour l’instant vainement, de dresser la France maghrébine contre le reste des Français.
Mais alors, si nous faisons bien nos additions, il apparaît sans aucune ambiguïté que le front de la contre-offensive est déjà dessiné : France, Russie, Iran. Chacun apporte dans ce mariage virtuel un partenaire secondaire mais fondamental. Pour la France, au-delà de la solidarité européenne, c’est l’Égypte dont elle demeure le véritable allié stratégique, notamment en Libye ; pour l’Iran il s’agit, bien entendu, de l’Irak et du Liban où les chiites demeurent en position dominante, mais pas exclusive ; mais pour la Russie, facteur de loin le plus important, il s’agit de la petite alliance méditerranéenne mise en place cet été 2015 pour contenir les ambitions turques. Celle-ci regroupe Israël au côté de Chypre et de la Grèce, alliance totalement inattendue, de Tsipras qui proclame même actuellement des convictions quasi sionistes, les mêmes que celles de Poutine par ailleurs. Dans ces conditions, l’obstination anti-iranienne, laquelle confine à l’obsession chez le Premier ministre d’Israël, sera-t-elle durable ?
Le théoricien germano-américain de la théorie moderne des jeux, Oskar Morgenstern, avait depuis belles lurettes démontré que tout « jeu à trois joueurs » finit par se résoudre en un jeu à deux. Ce théorème sera bientôt vérifié en France dans le cas du Front national. Pourrait-il l’être au Moyen-Orient, où Israël ne peut guère espérer stabiliser une alliance avec une Arabie saoudite qui tourne le dos à la lutte contre le djihadisme ? !