D’où vient le silence abyssal qui a retenti dans les rues de Paris au lendemain des attentats de janvier et de ceux de novembre ? Est-ce un discours empêché ? Une parole interdite ? Une impossibilité de proférer une explication ?
Jean Birnbaum, auteur d’un essai qui vient de paraître – « Un silence religieux, la gauche face au djihadisme » (Seuil) –a raison de penser que ce silence tient à la difficulté pour la gauche d’appréhender certains phénomènes, au fait qu’elle reste plus à l’aise avec le logiciel social et politique qu’avec les schémas religieux. Pendant de longues années, cette cécité a fait qu’on s’est refusé à appeler les choses par leur nom. Il écrit ainsi : « Barbare, énergumène, psychopathe. Tous les noms étaient bons pour écarter la moindre référence à la foi. Les djihadistes sont des monstres sanguinaires qu’il faudrait mettre hors d’état de nuire, tonnait le criminologue ».
Il a raison aussi, et son analyse est percutante, quand il pointe la double-approche de la gauche qui – de par son histoire – a évolué sans arrêt entre deux tropismes. La religion était en même temps une aliénation et « le soupir des âmes faibles ». Elle est gommée, évacuée, scotomisée. C’est une chimère, un déguisement, une illusion, un brouillard. Les choses sérieuses sont ailleurs. Résultat : La gauche a perdu la capacité de percevoir ou d’avoir même la moindre idée de ce qu’il y a derrière une folie religieuse. « De même que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam, le djihadisme est étranger au djihad ». Et résultat encore : on continue à privilégier le contexte social, les motivations économiques, les ressorts psychologiques, au détriment du facteur religieux. Aux origines du terrorisme islamiste, il y a la misère et la frustration, point barre.
Quand il dénonce ce qu’il appelle le « rienavoirisme » – cette ritournelle qu’on entend sur le refus de l’amalgame et sur la dissociation de l’islam et de l’islamisme – en n’hésitant pas à dire que c’était une « dangereuse dénégation », il est bien inspiré. Quand il analyse le discours du FLN algérien, et constate que l’islam a joué un rôle central dans le nationalisme algérien, il profère une évidence. Une fois encore, la gauche a sous-estimé le poids des représentations religieuses au profit de la doxa. Dans l’Algérie des années 60 comme dans la France de nos actuelles décades, la religion était une aliénation, une manière de masquer les vrais enjeux, sociaux et économiques.
Par contre, quand il va quérir Michel Foucault pour nous sortir de l’ornière, on peut avoir plus que des réserves. Le philosophe, certes, a bien repéré, et très vite, en I979, qu’il s’agissait bien en Iran d’une révolution islamique, mais il la noie aussitôt dans une sorte d’élan mystique, de spontanéité subversive, de poussée enthousiaste. S’est-il bercé d’illusion ? Oui, dit clairement l’auteur, ajoutant cependant : « L’essentiel, c’est la réalité que ces illusions, fussent-elles temporaires, lui ont permis de percevoir ». Le malheur, c’est que Foucault préférait substituer à la réalité des « fictions pensantes », en commençant par dire qu’il n’y avait pas une vérité objective, universelle, absolue, qu’on pourrait imposer aux autres, qu’il y avait plusieurs vérités, plusieurs points de vue sur la vérité. Puis en poussant plus loin, on nous disait que la réalité n’est pas ce qu’on voit. Il y a une réalité derrière la réalité, et qu’il fallait aller la quérir en écartant les faux-semblants. Mieux : Si vous décrivez la réalité telle qu’elle vous paraît au premier regard, vous ne faites que la renforcer et renforcer le rapport de forces qui préside à son apparition. Conséquence : Il faut substituer à la réalité un discours qui est tenu sur cette réalité. Un exemple, celui d’Edward Saïd – c’est un cas typique – qui passait pour être une figure de gauche des campus américains, qui a écrit un gros livre sur l’orientalisme, où l’islam est à peu près absent et où seul est examiné le discours qui est tenu sur l’Orient. Tant il est vrai que le politiquement correct et le déni de réalité se sont conjugués et expliquent toute la culture de l’excuse qui s’est développée au sein de la gauche, autant que les raisons avancées très justement par l’auteur.
Voilà pourquoi on a envie de dire à Jean Birnbaum en refermant ce livre pertinent: Bienvenue dans le monde du réel. Et on a envie d’ajouter aussitôt à l’adresse du patron du « Monde des livres » : Encore un effort !