À la croisée des chemins de l’art et de la musique, du rock, du funk et de l’électro, sans oublier une nécessaire petite touche orientale, Ryskinder, en artiste protéiforme, secoue activement la scène israélienne, n’hésitant pas à provoquer, comme dans le clip de la chanson « Luxus » extraite de son dernier album « Something Else Happened » où il se présente dans la posture et l’uniforme orange des otages de Daesh. Directement inspiré du Velvet Underground de Lou Reed et de sa relation artistique avec la Factory d’Andy Warhol, Asaf Eden a créé Ryskinder, cet alias sonique vecteur de sa formation en solitaire. Originaire de Jérusalem, le chanteur est désormais basé à Tel-Aviv où il nous reçoit.
L’Arche : Quelle est la genèse de Ryskinder ?
Ryskinder : Je devais avoir à peu près 20 ans, lorsque j’ai commencé à me produire sous ce pseudonyme. J’en ai 32 aujourd‘hui.
Parlons de ton dernier album, chanté en hébreu comme les précédents ; il s’intitule « Something Else Happenned » ?
C’est le premier disque que je n’ai pas enregistré chez moi, mais dans la maison d’un copain musicien, Ram Orion. Et c’est lui qui a produit l’album. Il a également joué un peu de guitare dessus. C’était la toute première fois que j‘enregistrais un album sans tout faire moi-même. Mais j’ai composé toutes les chansons, j’ai écrit tous les textes en hébreu.
Parlons de tes influences.
Ce qui compte sans doute le plus pour moi avec Ryskinder c’est de pouvoir faire une musique qui embrasse différents genres musicaux. C’est aussi une manière d’échapper aux étiquettes. Car ce que je fais n’est pas exactement du rock, car, par exemple lorsque je donne un concert, je ne travaille qu’avec un sampler sur lequel je rajoute mes vocaux. Pour te répondre : oui c’est rock dans l’esprit, mais pas de manière orthodoxe. Mais j’ai également des influences plus hip–hop dans ma musique, plus marquées sans doute en live que sur disques.
Il y a aussi un côté électronique très New Wave des années 80 ?
C’est vrai, je le reconnais, c’est une époque qui me fascine. Mais tu as mentionné le Velvet Underground de Lou Reed, et c’est sans doute le groupe qui m’a le plus inspiré, car ils touchaient autant à l’art qu’à la musique. Et si tu le perçois un tant soit peu dans ma musique, c’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire. Leur manière d’appréhender cet univers rock et parvenir à l’intégrer à l’art pur, tout cela m’a énormément marqué. J’ai moi-même aussi été étudiant aux Beaux-Arts, donc je tenais vraiment à fusionner ces deux passions en moi. En inventant un rock qui soit peut être plus sophistiqué que les thèmes habituels : faisons la fête et embrassons des filles, je voulais qu’il y ait un peu plus de profondeur dans ma musique. Et Lou Reed et sa formation portaient déjà en eux tout le potentiel artistique que je rêvais de développer à mon tour.
On trouve également dans ton album des éléments de funk blanc pratiqués par un groupe comme les Talking Heads !
Je n’ai découvert ce groupe que récemment, mais j’apprécie effectivement leur côté funk blanc. Cela m’a pris un certain à réaliser que je suis en fait attiré par les musiques qui portent en elles un groove puissant. C’est un concept qui m’attire vraiment.
J’ai été particulièrement impressionné par la chanson « Luxus » et la vidéo qui l’accompagne où tu chantes vêtu d’une combinaison orange et sous la menace d’un « exécuteur » type Daesh. Tu détournes même leur sombre logo pour le repeindre… en ananas. C’est particulièrement gonflé comme provocation !
Comme dans de nombreuses formes d’art, il n’existe pas de norme. Seules l’écoute et la vision de celui qui regarde importent vraiment, car chacun a sa propre conception. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas qu’une seule signification dans une chanson. Mais vu que je chante en hébreu, une langue que tu ne parles pas, je veux bien essayer d’en tracer les grandes lignes pour toi. C’est un peu une chanson sur l’armée. C’est l’histoire d’un soldat qui se parle à lui-même dans sa tête. Le nom de la chanson « Luxus » signifie « luxe » en hébreu. Le début de la chanson est une sorte de prière à Dieu. Il lui demande juste de pouvoir laver son corps de toute sa saleté. Car dit-il se brosser les dents est un luxe. C’est sans doute trop demander, juste de pouvoir se laver? On comprend qu’il s’agit d’un soldat. Il y est question de privation de sommeil, il y a aussi ce côté chant militaire que tout le monde reprend en chœur. D’ailleurs, la rumeur m’a rapporté que cette chanson justement, était devenue particulièrement populaire auprès des jeunes appelés de Tsahal, car ils peuvent aisément s’identifier. Et je comprends pourquoi, ayant été moi-même soldat, j’ai ressenti les mêmes choses qu’eux. Tu as lu le roman « Las Vegas parano » de Hunter S. Thompson, le rédacteur fou de Rolling Stone inventeur du « gonzo-journalisme » ? C’est un peu le même esprit.
Dans ta vidéo on te voit chanter ta chanson revêtu de la tenue orange des prisonniers de Guantanamo détournée par l’était islamique, à genou prêt à te faire exécuter par un vilain barbu…c’est de l’ordre du cauchemar ou de la provocation ?
Je dirais un peu des deux, je crois. Au moment où nous avions programmé le tournage de cette vidéo, on a découvert ces images horribles où Daesh décapitait toute une série de gens à la fois. Avec, à chaque fois, la même signature visuelle, la même mise en scène, le même cadre. De manière presque artistique. J’ai été bluffé par la structure visuelle de ces images, par la démarche artistique. Et tout cela pour montrer l’horreur absolue. Voilà pourquoi j’ai voulu détourner les codes de leurs vidéos pour illustrer cette chanson particulière. Car, par rapport au texte justement, cela lui donnait un sens inattendu. Et puis, il est toujours bon de jouer un peu la provocation, histoire de remettre les pendules à l’heure.
Quelle a été la réaction en Israël ?
Je suis un artiste alternatif, proportionnellement néanmoins le clip a reçu ici un accueil incroyable. Je crois que la plupart des Israéliens ont compris ce second degré et qu’ils l’ont trouvé très drôle. Ce qui m’a réjoui, car mon but n’était pas d’offenser qui que ce soit. Je pense qu’il est toujours essentiel de conserver le sens de l’humour.
Et pourquoi avoir remplacé le logo d’ISIS par… un ananas ?
Tout simplement parce que c’est un rappel de l’ananas stylisé qu’on retrouve sur la pochette de l’album ! Je me dis que les mecs d’ISIS ont peut–être le sens de l’humour, qui sait ? Mais bon, je ne suis sur de rien…pourtant tout le monde aime les ananas. D’ailleurs, je tiens à souligner qu’aucun ananas n’a été blessé ou endommagé durant le tournage de la vidéo.
J’aime beaucoup ta chanson « Mona Lisa » qui sonne très rock années 60 un peu comme les Kinks ou le Troggs…même si j’ignore complètement ce que tu racontes sur elle.
Je chante : « quelqu’un d’autre a peint la Joconde ». Je crois que lorsque je l’ai écrite, je me suis beaucoup plus laissé porter par la mélodie que sur le texte. Et par conséquent, celui–ci est un peu surréaliste, je dois l’admettre, car je me suis livré à un véritable collage de mots. Il y a un côté aliéné dans cette chanson. En fait, au moment où j’ai composé cette chanson, j’étais vraiment fauché et donc je me suis retrouvé à travailler dans un institut psychiatrique qui se trouve dans la localité de Givat-Shapira à côté de Netanya.
Dans quelle région as-tu grandi ?
À Jérusalem.
Pourtant tu n’es pas religieux ?
Non pas du tout.
J’ai déjà posé cette question à un autre Asaf, Asaf Avidan, qui lui aussi a grandi à Jérusalem sans être religieux, mais cela m’étonne toujours autant : lorsqu’on n’est pas religieux, comment vit-on à Jérusalem, entouré de toutes ces religions?
(rire). À Jérusalem il n’y a pas que la religion, fort heureusement. On y trouve également énormément de culture. En fait, il y a toujours eu à Jérusalem une très forte tradition anti-establishment. Certes, cela concerne une petite communauté, mais elle est pourtant très active dans les domaines de l’art et de la musique. À Tel–Aviv la culture est moins radicale, même si j’y vis désormais. Mais Jérusalem est une ville très compliquée où se pressent tous ces religieux et une forte population arabe où l’on retrouve tous ces problèmes liés à la sécurité. La plupart des gens ignorent que c’est aussi une ville où l’art s’épanouit. Donc, lorsque j’étais enfant, je ne ressentais pas la pression de ces religions. Puis en grandissant, j’avais des tas d’amis et beaucoup de musique à écouter. Vu de l’extérieur, tu ne vois que ce lieu biblique mythique, mais c’est aussi une ville vibrante avec des bars et des clubs où écouter du rock. Moi j’aime ma Jérusalem !
Dans ta chanson «Aha number 2 », pourquoi chantes-tu : « fucking kessef, fucking œuvre d’art ! » ?
La raison pour laquelle elle est intitulée « Aha Number 2 » est qu’il existait déjà une « Aha Number 1 » sur un album précédent. C’est une chanson drôle qui parle d’une fille où je chante « je n’ai même pas un sou à la con, je n’ai même pas un job à la con » et moi j’essaye de la consoler, je lui dis : ça ira, alors que je suis moi même complètement paumé et incapable d’aider qui que ce soit.
« No Love at the Basketball Team » est une sorte de collage sonique et futuriste.
Effectivement, c’est une véritable chanson-patchwork composée de sons très différents les uns les autres. Elle est également assez expérimentale, car on y retrouve de très ombreux échantillons. Avec un sampler, tu cherches sans cesse différentes combinaisons de sons. Et parfois, même par accident, tu parviens à combiner des sons qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et cela peut devenir tout simplement magique. C’est une chanson qui ressemble à une toile composée de différentes superpositions de couleurs.
Parle–nous de tes performances en public.
J’ai commencé d’abord par enregistrer avant même de me produire seul sur scène. J’ai fait mon premier disque dans ma chambre d’ado, alors que j’étais encore chez mes parents. J’avais tout fait sur mon ordinateur et, encore aujourd’hui, je ne joue pas vraiment moi même d’un instrument. Mais je n’avais encore aucune idée comment transposer cette musique pour la scène. J’avais ce copain qui m’a aidé à sortir ce premier album. Il dirigeait un magazine de BD et, en fait, l’album était joint à un numéro de son magazine. Et c’est lui qui a su me convaincre de donner des concerts en utilisant un sampler. À l’époque j’étais extrêmement timide et je ne chantais pratiquement pas. Aujourd’hui, le chant occupe une place essentielle dans ma musique. Et commencer à faire de la scène a également fait évoluer ma manière d’enregistrer mes chansons.
La politique est très présente dans tes chansons.
Tout à fait. Et, de plus en plus, j’ai tendance à évoquer des sujets politiques dans mes compositions. Et parfois même sans y penser, je me retrouve à aborder tel ou tel sujet en relation avec la politique. Alors forcément je les intègre dans mes chansons. Car je ne peux m’empêcher d’aborder des sujets qui me touchent.
Et il se passe des choses près de chez toi, non seulement en Israël, mais aussi dans toute la région.
Tu sais, je suis un rêveur. Et je rêve que la musique a ce pouvoir de renverser les barrières entre les gens. Mon plus grand rêve est de jouer un jour en Palestine, en Égypte, en Jordanie…au Liban. Je réalise bien sûr qu’aujourd’hui cela n’est pas possible, mais grâce à internet, je peux réellement contacter des gens là bas. Et lorsque, par exemple, quelqu’un vivant à Gaza ou à Ramallah «like» ma page Facebook « Ryskinder », cela me rend vraiment heureux. Même si c’est à un tout petit niveau, au moins cela nous fait progresser vers une solution pacifique.
Le futur de Ryskinder ?
Je prépare actuellement un nouvel album, enregistré cette fois avec un groupe. Bien sûr j’ai envie de jouer en Europe et aux USA. Mais je veux aussi pouvoir continuer à chanter en hébreu, préserver mon identité, même si le public de ces pays–là ne comprend pas forcément la langue, je sais que l’émotion passe de toute façon et c’est tout ce qui compte. »