La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Littérature

Rosenzweig est de retour

Alors que les éditions du Cerf annoncent pour la rentrée un dictionnaire international consacré au philosophe, Maurice-Ruben Ayoun fait paraître chez Agora un livre consacré à cette grande figure du judaïsme sous le titre : « Franz Rosenzweig, une introduction ».

L’Arche magazine – De nombreux livres ont été écrits sur Franz Rosenzweig, qu’est-ce que votre introduction apporte de différent par rapport aux autres ouvrages parus sur ce sujet ?

Maurice-Ruben Hayoun – Il ne faut pas sous-estimer ni même mépriser ce qui a été accompli avant soi. Mais ce travail va au-delà de la simple introduction. Il couvre plus de 600 pages et offre en traduction française, directement faite sur l’allemand, plusieurs textes de fond qui aident à mieux comprendre la pensée philosophique de Rosenzweig. A part les travaux du regretté Stéphane Moses, la littérature secondaire n’offre pas grand-chose à ce sujet. Moses a fait un travail de pionnier et d’ailleurs je lui rends hommage. Mais mon approche est plus globale, plus générale puisqu’elle inclut tout ce qui a paru en allemand, que ce soit sur le Moyen-Age juif ou judéo-arabe ou sur la connaissance de la philosophie et de la littérature allemandes. J’y ai mis tout mon savoir de philosophe, de germaniste et d’hébraïsant médiéviste.

L’Arche magazine- Dans le chapitre « Christianisme et le judaïsme », vous expliquez que la religiosité de Rosenzweig « est vivante, presque chevillée au corps, non conceptualisée et tournant le dos à l’abstraction ». Que voulez-vous dire par là ?

Maurice-Ruben Hayoun – Ce qui est et demeure remarquable dans l’approche de ce grand penseur, c’est qu’il est allé jusqu’au bout de sa démarche. Il a commencé par traverser une grave crise spirituelle en cette fameuse nuit du 7 juillet 1913, au lendemain de laquelle il fut à deux doigts de se convertir, ce qui eût été assimilable à une sorte de mort, de mort au judaïsme. Imaginez-vous un judaïsme au XIXe-XXe siècles sans Rosenzweig ou un Rosenzweig christianisé ? C’est inconcevable.

Je veux dire par cette formule que cet homme a vu les rangs se clairsemer autour de lui, et le judaïsme en danger de mort. Songez que ses propres cousins, les Ehrenberg, arrière-petits-enfants du grand pédagogue Samuel Meyer Ehrenberg qui instruisit Zunz et Jost à Wolfenbüttel, s’étaient convertis au protestantisme, l’un d’entre eux est même devenu pasteur ; ils faisaient tout pour entraîner leur cousin Rosenzweig dans leur sillage.

En se gardant de succomber à l’abstraction du judaïsme (en allemand Verflüchtigung) l’auteur critique la Science du judaïsme qui avait transformé les doctrines juives en fossiles, en vestiges dont on ferait l’archéologie… Un peu comme des épigraphistes se penchent sur des inscriptions tombales pour en déchiffrer le sens. Le judaïsme devenait muséal, alors qu’avec son Lehrhaus (Beth ha-Midrash), le philosophe transmettait un héritage vivant, fécond et même séminal. Le judaïsme est synonyme de vie ; il n’a pas seulement un illustre passé mais dispose aussi d’un avenir radieux. Or, la science du judaïsme de l’époque (que j’aime personnellement) sombrait dans l’historicisme, là où il fallait, au contraire, donner naissance à une pensée juive vivante.

L’Arche magazine – Vous écrivez aussi que c’est la méfiance vis-à-vis de l’idéologie nationaliste qui explique le fait que Franz Rosenzweig ne croyait pas au sionisme. Le judaïsme selon lui ne peut donc exister qu’en diaspora ?

Maurice-Ruben Hayoun – C’est probablement le seul point faible de son approche générale mais il faut comprendre son point de départ : Rosenzweig, avant d’être un philosophe, a commencé par être un historien des idées politiques. Sa thèse de doctorat d’Etat porte sur Hegel et l’Etat, donc sur la philosophie politique de l’auteur des Principes de la philosophie du droit. Aux yeux de Rosenzweig qui avait achevé la rédaction de cette même thèse peu avant la grande guerre et qui avait rédigé sur des cartes militaires l’essentiel de l’Etoile de la rédemption dans les tranchées de Macédoine, la guerre avait tout détruit sur le continent européen, celui-là même que Hegel considérait comme la forme la plus aboutie de la civilisation. Tout comme il voyait en le christianisme une religion parachevée, bien supérieure, selon lui, au judaïsme. Or, si l’Europe a sombré dans la guerre, c’est à cause des antagonismes nés de la rivalité des Etats européens entre eux. Lesquels finirent pas se faire à cause de leur nationalisme et de leur chauvinisme effrénés.  Il est vrai que Hegel ne dit pas vraiment que cela, même s’il a divinisé l’Etat (prussien) sur terre ; il voulait mettre l’individu et son autonomie au centre de sa philosophie politique mais ses interprètes, comme le professeur Frierich Meinecke (le directeur de thèse de Rosenzweig, l’ont rapproché de la conception bismarckienne de l’Etat, un Etat qui écrase tout ce qui lui résiste. Je rappelle que Meinecke a applaudi à l’invasion de la Pologne par Hitler ! Donc pour lui, si Israël se constituait en Etat, il cédera aux mêmes démons et conduirait le peuple juif à la catastrophe. En revanche, Rosenzweig admirait et soutenait les réalisations du yichouv. Dans cette affaire, il faut aussi signaler l’influence de son maître Hermann Cohen qui ne croyait pas au sionisme. Parlant des partisans de l’idée nationale juive, il confia à Rosenzweig cette remarque (« Ces gaillards recherchent le bonheur » ; Die Kerls wollen glücklich sein)

L’Arche magazine – En mai 2015, Bernard-Henri Lévy évoquait dans l’Arche magazine la baisse de l’antisémitisme chrétien, le qualifiant d’ « en voie de marginalisation » tandis que les juifs « cessent de considérer les chrétiens comme leur ennemis ». Êtes-vous d’accord sur ce constat de réconciliation et selon vous, qu’est-ce qui explique ce sens de l’histoire ?

Maurice-Ruben Hayoun – Je crois que BHL a raison. C’est bien vu. Depuis Vatican II et la repentance de l’Eglise, on peut dire, sans risque d’être démenti par des faits à venir, que l’antijudaïsme, et par voie de conséquence, l’antisémitisme, ont nettement diminué. Dans l’opinion chrétienne moyenne, nous apparaissons enfin comme les frères aînés des chrétiens, ce que nous sommes véridiquement. C’est du moins ce que j’ai la faiblesse de penser.

Et pour Rosenzweig, c’est encore plus vrai puisque c’est le sens des derniers chapitres de l’Etoile. Ces deux triangles isocèles plaqués l’un sur l’autre représentent cette même vérité avec deux approches différentes. L’auteur a écrit sur cet épineux sujet les pages les plus émouvantes de son livre ; il dit textuellement que Dieu a besoin de ces deux ouvriers, lesquels prennent une part égale à la même vérité. Rosenzweig est le penseur juif le plus proche de la foi chrétienne. Souvenez-vous : il a dit qu’il voulait se convertir au christianisme mais en tant que JUIF. Ce qui revient à dire qu’il veut ramener le christianisme dans le giron du judaïsme. Au fond, c’est le pagano christianisme qui a chassé le judéo-christianisme des radars. Si vous enlevez la forme divino-humaine de Jésus et que vous recentrez le débat autour de la loi (mitswot), le christianisme ne fait plus qu’un avec la foi juive. Mais cela ne se fera pas en une nuit ni en un siècle.

Rosenzweig a écrit l’œuvre philosophique juive la plus importante du XXe siècle. Il fut le précurseur de Heidegger qui écrivit Sein und Zeit en 1927 ; l’Etoile avait paru en 1921. Sans cette œuvre, on n’aurait pas eu Emmanuel Lévinas. Paul Ricœur a très bien défini la pensée de Rosenzweig : « Une théologie philosophante. »

Maurice-Ruben Hayoun, « Franz Rosenzweig, une introduction ». Edition Agora-Pocket.