La nature du terrorisme est d’agir par échantillons : échantillon de temps, échantillon de lieu, échantillon de victimes. On frappe à une heure fixe, en un lieu défini, sur un panel de personnes qui n’est représentatif que dans l’esprit de celui ou d
e ceux qui commettent l’attentat. Ces échantillons ont pour vocation de se généraliser dans l’esprit d’une cité, d’une région, d’un pays, d’un continent : l’heure de l’attentat, heure effective, va se transformer jusqu’à devenir toutes les heures, n’importe quelle heure. Le terroriste vient de contaminer le temps : un temps-pieuvre vient de naître, qui englobe tout. Ce sont toutes les heures à venir, toutes les minutes et toutes les secondes qui sont dangereuses, explosives, potentiellement mortelles.
Le terroriste change le lieu en n’importe quel lieu : en tous les lieux.
Le terrorisme change l’énergie cinétique en énergie potentielle. Tout devient danger. Le lieu de l’attentat, tout à fait précis, répertorié, s’élargit à tout l’espace, il envahit toute la géographie disponible de sa terreur. Il en va de même pour l’échantillon humain : les victimes effectives apparaissent comme les premiers sacrifiés, les premiers touchés d’une longue liste à venir, à laquelle chacun, vous, moi, est susceptible d’appartenir. Le terroriste change le lieu en n’importe quel lieu : en tous les lieux. L’heure en n’importe quel moment : en tous les instants. Une victime en toutes les victimes potentielles. L’acte terroriste lui-même n’est que l’entrée en scène de la terreur ; la terreur y naît, elle y est créée : elle n’a plus qu’à se répandre dans l’espace et le temps et dans les esprits. Tout, désormais, aura un lien probable, plausible, possible avec elle : elle ramène la couverture de la réalité à elle, la tire de toutes ses forces. Elle plane. Son invisibilité, bien sûr, devient la preuve de sa proximité ; son absence et sa présence se confondent. Quand le danger n’est pas là, c’est parce qu’il est là.
La menace du hasard
Le terrorisme modifie la causalité des choses : il inverse et perturbe la logique de l’existence humaine. Ce que je redoute me menace surtout si rien ne me prouve qu’il le fait. Autrement dit : ma mort est sans cesse immédiate, déguisée en vie. La mort ne se ressemble plus : elle n’est plus cette chose que l’homme malade combat, en face à face ; elle n’est plus cette chose que l’homme jeune et sain relègue dans l’avenir ou confie à la loi du hasard et de l’accident. Non, c’est une mort bâtarde car elle n’est ni une maladie ni un rendez-vous lointain ou improbable : le hasard, la destinée, le destin, l’accidentel ont eux-mêmes subi une modification. Le hasard n’est plus entre les mains du hasard, il ne s’obéit plus, il n’est plus le maître de son caprice aberrant qui fait à la fois le sel et l’injustice de l’existence humaine. Le hasard est entre les mains des terroristes : il est entre des mains humaines. On lui a adjoint une volonté supplémentaire, il a changé de route, il est pris en otage. C’est un hasard en quelque sorte piloté. J’entends bien qu’on peut périr, dans une fusillade, lors d’une prise d’otage ou d’un hold-up, pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment : mais cela reste du hasard pur, pas du hasard trafiqué – pas de ce hasard planifié, de cet oxymore de hasard qui fait que le hasard lui-même semble appréhendé comme une fatalité calculée, comme quelque chose qui nous vise plus particulièrement que tout autre, une sorte de hasard d’un type nouveau, un hasard auquel on ne peut jamais ne pas songer. Un homme équilibré, livré au hasard quotidien, ne pense pas incessamment à ce qui peut lui advenir : peut-être songe-t-il furtivement qu’il peut se faire écraser, ou périr dans un incendie en s’endormant ; tandis que le même homme, après un attentat terroriste, voit le hasard foncer sur lui en permanence ; l’attaquer, le mordre, le narguer, l’obséder. Cette virtualité se superpose à la réalité, et la mort n’est plus rangée dans l’avenir, ou dans cet autre étui qu’est l’accident, puisque l’avenir a été raccourci, violé, amputé et que l’accident est devenu l’élément naturel, l’écosystème dans lequel il s’agit à présent de vivre. Ou plutôt de survivre. Le terrorisme a raccourci la vie. Il l’a rendue étriquée. Repliée. Le présent est abîmé, estropié par le passé récent : et l’avenir proche n’est que risque. La liberté, par conséquent, a été réduite – elle a été amputée.
Le terrorisme n’a pas de mémoire
Le terrorisme nous force à prédire et prévoir l’imprévisible, à comprendre l’incompréhensible, à surprendre la surprise, à calculer l’incalculable : il nous force, non pas à qualifier l’inqualifiable, mais à le quantifier. Il n’est pas seulement disproportion, il est dérèglement : il change les règles ; mais il change aussi la façon de les établir. Il n’y a pas d’étalonnage possible. Il nous contraint de faire des calculs sur des sables mouvants. Le terrorisme est jumeau de ces sables : plus nous luttons contre lui, plus nous nous enfonçons en lui. Cette lutte que nous lui opposons, c’est son prétexte neuf pour vouloir nous anéantir. La cause de notre perte devient alors l’effet de notre volonté d’en sortir. La riposte, aux yeux de ceux qui nous frappent, devient la provocation. Car le terrorisme, s’il n’a pas de logique autre que l’illogisme, n’a pas non plus de mémoire. Seul compte ce qui adviendra ; au nom d’un passé qu’il a fantasmé, seul le futur le concerne : un futur habillé par lui, estampillé de sa griffe, comme un futur sans autre contenu que lui. Un futur sans contenu, c’est un futur privé d’avenir. Le terrorisme veut que la teneur en avenir du futur soit nulle : le futur qu’il propose est un perpétuel présent, une prison de présent. Au sens où le présent est égale à sa présence. Le terrorisme veut tuer le temps, mais au sens strict : assassiner son écoulement, stopper son flux. C’est à l’homme comme projet qu’il s’en prend ; c’est l’homme comme liberté qu’il veut anéantir.
Yann Moix