C’est un document terrifiant trouvé dans une cachette où la famille du jeune polonais Yitskhok Rudashevski espérait pouvoir échapper aux nazis. Fils unique d’un père typographe et d’une mère couturière, enfermé au ghetto de Wilno avec d’autres milliers de personnes, cet adolescent sensible et curieux de tout tient un journal de captivité. Il raconte : les voyous lithuaniens qui de maison en maison raflent les hommes juifs, les nuits sans sommeil, le froid et les policiers juifs qu’il poursuit de sa haine et de sa crainte. Malgré son jeune âge, Yitskhok se comporte en journaliste. Partout, inlassablement, il interroge ses compagnons d’infortune sur leurs conditions de travail, les caches (les malines dans lesquelles des familles entières se calfeutrent pour échapper aux déportations.
C’est un véritable reportage, poignant à l’extrême, sur le quotidien du ghetto. Yitskhok aide ses parents dans les tâches ménagères, travaille son latin et ses maths, participe à un cercle de poésie yiddish, monte même sur scène. Il écrit aussi : « je voudrais crier au temps d’attendre, de cesser de courir. Je voudrai rattraper mon année passée et la garder pour plus tard, jusqu’à la nouvelle vie. » Le garçon souhaite continuer ses études, connaître autre chose que les trois ruelles pouilleuses ou les Allemands ont parqué les 60 000 juifs de la ville. D’amour ou de flirt propre à son âge, il ne sera pas question. Pudeur de garçon ou détresse trop aigue ? Grand admirateur de l’URSS, l’auteur du journal fête chaque avancée de l’Armée Rouge et veut croire en sa victoire, en des lendemains qui chanteront. Hélas, les Allemands ne lui laisseront pas le temps de grandir. Il sera assassiné avec les siens le 1 er Octobre 43 à Ponar, une fosse commune à 8 km de Wilno.
Avec sa ferveur adolescente et ses qualités d’écriture déjà apparentes, ce manuscrit capital retrouvé par une cousine, seule survivante de la famille, devait figurer dans un futur musée juif en Pologne en compagnie des documents dérobés par ceux que l’on a appelé la Brigade de Papier. Quarante intellectuels juifs chargés par les nazis de sélectionner parmi les riches collections conservées à Wilno celles qui seraient envoyées en Allemagne à cause de leur importance. Ces hommes cherchèrent par tous les moyens à mettre les documents si précieux en sécurité, à cacher livres et manuscrits dans différents lieux du ghetto. Ils périrent presque tous lors de la destruction de celui-ci. Mais à la sortie de la guerre, les Soviétiques ne voient pas d’un bon œil la constitution d’un tel musée. Le journal de Rudashevski sera acheminé clandestinement jusqu’à la Yivo à New York. Traduit pour la première fois en français par Batia Baum et publié par la toute nouvelle maison d ‘édition «L’antilope» saluée pour ses choix audacieux, il représente un témoignage à la hauteur de celui d’une autre adolescente arrachée à la vie, Anne Franck.