- Que répondez-vous à la question: Comment peut-on être levinassien aujourd’hui?
Il n’est pas sympathique de polémiquer avec les questions, encore moins avec la première, mais, pourquoi dites-vous « aujourd’hui » ? Et pourquoi, avoir travaillé sur Lévinas, le considérer, comme il le disait lui-même d’Husserl, l’« interlocuteur nécessaire à tout discours, même intérieur », reviendrait à être « lévinassien»?
Mais fi des polémiques, voici ma réponse. Aimer la philosophie de Lévinas ne signifie pas forcément être « lévinassien », et sa philosophie fait du sens « aujourd’hui », comme dans le passé, elle parle de l’être humain à l’être humain, comme toute grande philosophie. Ce que Lévinas nous apprend de l’altérité d’autrui est valable et le sera. Sa philosophie est née dans un moment historique précis, mais sa force c’est de dépasser le contexte dans lequel elle est née, dont elle s’est nourrie, auquel elle a réagi. Alors que pour chacun c’est la lutte pour la vie, Lévinas nous parle de ce qu’il définit lui-même être « une absurdité ontologique », à savoir « le souci d’autrui l’emportant sur le souci de soi ». Autrui dans sa faiblesse, dans sa nudité, autrui dont je suis otage et dont je suis responsable, autrui avant moi, autrui qui en m’appelant me fait advenir à moi en lui disant « je suis là » et parfois aussi « je n’y suis pas », autrui dans son mystère insondable. Cela est autrement plus fort, plus ancien, plus profond qu’« aujourd’hui ».
- Considérez-vous qu’on fait aujourd’hui un bon usage de Lévinas?
Je ne suis vraiment pas informée de l’usage que l’on fait aujourd’hui de la pensée de Lévinas. Peut-on d’ailleurs estimer que l’on fasse aujourd’hui bon usage de quelque philosophie que ce soit ? Il faut lire dans leur profondeur les textes, le laisser retentir en soi.
- Vous avez travaillé sur la notion de foule. Vous avez dirigé un ouvrage collectif sur ce thème (paru aux Presses universitaires de Franche-Comté). Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce sujet?
A un moment donné ce sujet s’est imposé à moi, impérieusement. Comme la naturelle continuation de mes années de lecture de Lévinas. Le modèle qui ressort de sa philosophie est celui d’une identité qui se trouve et se reconnait dans l’appel, la relation, la mémoire, la fidélité à autrui. Une identité qui est dès le départ constituée par autrui, comme le fond de son existence. Le phénomène de la foule pose notamment le problème de l’altérité comme principal enjeu. Qu’en est-il d’autrui, si – telle est du moins la thèse des écrits qui ont été à l’origine de la psychologie de la foule à la fin du XIX ͤ – le sujet lui-même, au sein d’une foule, perd tout ce qui le caractérise : son libre arbitre, sa personnalité consciente, son principe de responsabilité ? En foule, sous l’effet de certains facteurs excitants – des fortes émotions ou un grand événement national – les sentiments et les pensées de chaque individu s’orientent dans un même sens, avec une force inouïe, que rien ne semble pouvoir arrêter. Autre élément important : dans ces écrits de la fin du XIX ͤ siècle, apparaît l’idée qu’au sein d’une foule le sujet régresse, sa raison et son éducation vacillent face à la résurgence des instincts primitifs, ancestraux, normalement dominés et enfouis par le travail de la civilisation et par les normes sociales.
- La foule est tantôt, chez vous, héroïque et tantôt criminelle. Tantôt dans le « nous-objet » et tantôt dans le « nous-sujet »? Y a-t-il une typologie des foules? La foule de la manifestation du 11 janvier 2015 à Paris est-elle la même que la foule révolutionnaire de la Bastille?
Oui, criminelle, le plus souvent à vrai dire, et héroïque à la fois. Les premiers auteurs qui se sont penchés sur les phénomènes des foules, avec pour objectif d’en comprendre la psychologie, ont mis en lumière le fait qu’au sein d’une foule le sujet se dissout, il perd de façon plus générale le sens de ce qui constitue « son intérêt personnel ». Dès lors, vidé de lui-même, il est prêt à se sacrifier – ce qu’il ne ferait pas, et en tous cas pas avec la même facilité – pour une cause, suggérée, voulue, désirée par un chef.
Pour répondre à la partie finale de votre question, la foule révolutionnaire de la Bastille n’est pas la même que celle du 11 janvier 2015. La première, avec sa violence et en commettant les atrocités que l’on sait, mais en versant sons sang, a détruit un vieux monde et en a créé un nouveau, elle a changé le cours de l’histoire, pour toujours.
- Chez Lévinas, où situeriez-vous la notion de foule? Dans la multitude? Le tiers? La totalité?
Lévinas ne parle pas de la foule, à ma connaissance, il ne faut pas aller chercher dans son œuvre ce qui n’y est pas. Mais c’est à partir de l’altérité, qu’il nous a définitivement appris à repenser, que j’aime penser la foule. Et c’est à partir de la foule que j’aime penser le sujet, dont la rationalité et l’éthique sont si précaires, si facilement prêtes à laisser la place aux instincts violents, claniques et primitifs.