Le monde s’est tout d’un coup rétréci. Il était une figure, une référence, une conscience. Elie Wiesel s’est éteint à New York, à l’âge de 87 ans. Avec lui disparaît un survivant de la Shoa, un témoin capital, quelque chose effectivement comme une conscience du temps présent.
Il avait seize ans, dans son petit village de Sighet en Roumanie, quand il a été déporté à Auschwitz-Birkenau avec toute sa famille. Sa mère et sa petite sœur ont péri immédiatement. Son père et lui seront parmi les figurants de la « marche de la mort » qui les conduira a Buchenwald. Son père mourra dans ce camp, en Allemagne, dans les bras de son fils. Lui-même survivra et sera libéré en avril 1945, avec l’arrivée de l’armée américaine.
Au lendemain de la guerre, il sera accueilli dans une maison de l’Osé en France, et c’est la publication d’un article dans un journal français qui provoquera la rencontre avec sa grande sœur, puis sa sœur cadette.. Le jeune homme commencera à 19 ans à faire du journalisme, dans la presse yiddishe à Paris, puis comme correspondant du « Yedioth ». Et puis, il y eut la rencontre avec François Mauriac, le grand écrivain catholique. Décisive, capitale. Il était venu pour recueillir une interview de lui. Les deux hommes ont parlé. Elie Wiesel pour la première fois s’est confié et a raconté ce qu’il avait vécu pendant la guerre. Mauriac a versé des larmes en écoutant son jeune interlocuteur et l’a poussé à écrire ce récit qui fut le premier témoignage sur la Shoa, « La Nuit ».
« Quand on écrit sur la Shoa, on n’écrit pas avec des mots, dira Wiesel, on se bat contre les mots. Parce qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce que les victimes ont ressenti quand la mort était la norme et la vie un miracle ». La scène qui a ému aux larmes Mauriac et qui figurera dans « La Nuit », c’est celle de la pendaison d’un enfant dans le camp. Une voix se fait entendre. « Mais où est Dieu? » Et celle de l’écrivain lui répond, intérieurement: » Il est là, pendu ici, sur cette potence! » Le livre aura été écrit d’un seul jet, dans la fièvre, sans se relire, à l’âge de 26 ans, alors qu’il est sur un bateau qui le conduit vers Haifa. Il dira dans « Tous les fleuves vont a la mer!.. »: « J’écrivais sans arrêt, sans me soucier de mes compagnons de voyage, et en redoutant seulement qu’on arrive trop vite ». Le livre paraîtra d’abord en yiddish, en français, en hébreu et dans plusieurs autres langues.
De nombreuses années plus tard, les Américains redécouvriront cet écrit grâce au coup de cœur d’Oprah Winfrey qui contribuera à relancer l’intérêt pour ce témoignage et à en faire un gros succès. Wiesel n’en profitera beaucoup, ni la Fondation qu’il a créé avec sa femme Marion en 1986 après l’attribution du prix Nobel, parce que la majeure partie de sa fortune se sera volatilisée sur le moment, engloutie dans le scandale Madoff. Ces péripéties qu’il s’amusait à raconter avec le sourire ne l’empêcheront pas de continuer à soutenir entre autres les deux instituts qu’il a créés en Israël destinés à aider des enfants originaires d’Ethiopie. Ces deux instituts (à Kyriat Malachie et à Ashkelon) portent le nom de Tsipora, la petite sœur disparue à Auschwitz d’Elie Wiesel.
Il a été écrivain. Une cinquantaine de livres à son actif. Des récits, des pièces de théâtre, des romans (dont un prix Médicis), des livres qui ne concernent pas seulement la Shoa, mais la pensée juive, des célébrations hassidiques, bibliques, talmudiques. D’après des témoignages, il était en train d’écrire un livre sur son maître Chouchani dont il avait déjà évoqué la figure dans d’autres ouvrages. Il était enseignant, c’est même le titre dont il se glorifiait le plus. Il enseignait à New York et à Boston et a continué à donner ses cours jusqu’à ces dernières années, jusqu’à ce que la maladie vienne a bout de son inextinguible soif de connaissance et de sa passion pour l’enseignement. Il a été une figure publique.
En Israël, où je me trouvais à l’annonce de sa mort, tous les journaux ressortaient les récentes interviews. « Haaretz » évoquait le dernier entretien qui date de 2012. L’écrivain y parlait de ses relations avec Obama, disait qu’il le voyait de temps en temps, qu’ils avaient des échanges sur Israël, sur le destin juif, et que le Président américain savait écouter, et qu’il inspirait la confiance. Il évoquait aussi son adaptation au monde moderne, et notamment au monde des ordinateurs. Son fils, étudiant en informatique, avait honte de dire que son père écrivait encore à la plume. Un jour, il apporte un ordinateur à son père. « Au moins, regarde comment ça fonctionne! »
Ce jour-là, raconte Wiesel, « j’ai écrit douze pages d’un livre, d’un seul trait, avec deux doigts, j’étais heureux, c’était parfait, et tout d’un coup, l’écran est devenu noir, et j’avais tout perdu, je suis revenu à la plume et au cahier, je me suis aperçu que je n’appartenais décidément pas a ce monde-là! » Joel Rappel, qui s’occupe de ses archives à l’université de Boston, raconte que chacune de ses conférences publiques était suivie par plus de 2000 personnes, juives et non-juives. La dernière portait sur le messie, et il l’avait ouverte par ces mots: « Je crois au messie. Jésus n’était pas le messie. Je crois an messie au sens où Maimonide y croit ».
Il a été en butte à de nombreuses attaques. De la gauche notamment qui lui reprochait de ne pas prendre position pour les Palestiniens, contre les implantations… Mais aussi des négationnistes qui ont mis en cause, dans une campagne infâme, sa déportation, son numéro tatoué au bras, ses livres… Joel Rappel a dit ce qu’il fallait dire sur ces accusations en les réfutant une à une. Il avait une règle, qui lui a valu beaucoup de mises en cause, mais dont il n’a jamais dérogé: ne jamais critiquer Israël. Il pouvait avoir des réserves, des distances, des oppositions avec le gouvernement israélien sur telle ou telle action, sur telle ou telle décision, mais il s’était fait une règle de ne jamais les exprimer publiquement, parce qu’il ne vivait pas dans le pays, il ne s’en sentait tout simplement pas le droit parce qu’il ne partageait pas le quotidien des citoyens du pays.
On garde en mémoire l’image d’une cérémonie à Auschwitz, en 1995, pour le cinquantenaire de la libération des camps. Une photographie montrait Wiesel et Helmut Schmidt s’inclinant tous les deux. Wiesel a un béret sur la tête, un de ses larges bérets que les étudiants religieux portaient avant-guerre, le béret peut-être de son enfance traditionnaliste à Sighet. L’homme que nous avons connu était très éloigné de l’image publique qu’on avait de lui. Il était chaleureux, plein d’humour, accueillant, prévenant, attentionné. Généreux de son temps, de son intelligence, de son œuvre. Il vous interrogeait toujours sur ce que vous deveniez, sur les sujets sur lesquels vous travailliez…
Cet homme, qui a connu tous les grands de ce monde, qui a été l’intime de plusieurs chefs d’Etat, qui a reçu plus d’une centaine de doctorats honoris causa de différentes universités, est resté jusqu’à la fin l’enfant de Sighet qui n’en finissait pas de se poser les mêmes questions. Il a raconté un jour sa rencontre avec le rabbi de Loubavitch dont il était proche – « Comment peut-on croire après ce qui s’est passé? » a-t-il demandé. « Comment peut-on ne pas croire ? » fut la réaction – et sa satisfaction d’être reparti sans réponse, mais avec une nouvelle question.
Ce béret, c’était une manière pour lui de se rattacher à ce qu’il y avait de plus profond en lui. Il était le porteur d’une foi blessée, mais d’une foi vivante aussi. Il n’a cessé de plaider, dans tous les combats qui ont jalonné sa vie, pour les forces de l’esprit contre celles du mal, pour l’optimisme de la volonté contre ce qui abaisse, ce qui avilit et ce qui entretient la haine. Il était un témoin bien entendu, mais il se voulait un homme engagé. Comme le dit Avner Shalev, le Président de Yad Vashem, « Elie a pensé jusqu’à son dernier jour, qu’il faut se souvenir et étudier la Shoa comme un événement unique pour le peuple juif, mis qui est porteur d’un message humain et universel destiné au monde entier ».
A cause de son passé, à cause de ce qu’il a vécu, à cause de ce qu’il était, il s’est mobilisé pour des causes nombreuses. Pour les juifs soviétiques. Pour la Bosnie. Pour le Rwanda. Pour l’Arménie. Pour le Darfour… Quelle voix remplacera la sienne? On évaluera l’immensité du chagrin au silence que laisse son départ. A Marion, qui fut sa compagne, sa traductrice en anglais et son alter-ego, à Elisha son fils, nous voulons dire notre tristesse et notre fierté d’avoir connu cet homme, d’avoir été de ses contemporains, de ses lecteurs, de ses admirateurs et de ses amis !