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Israël

La maison paternelle

Au lendemain du décès de Shimon Pérès, nous publions quelques articles parus dans le Hors-Série de l’Arche consacré à Ariel Sharon & Shimon Pérès paru en novembre 2013.

Joëlle Hansel s’entretient avec Tsvia Walden, la fille aînée de Shimon et Sonia Pérès.

Tsvia Walden est professeur de psycholinguistique à l’Université Ben Gourion et à l’École Normale Beth Berl. Auteur de nombreux travaux dans le domaine de l’acquisition du langage, elle est cofondatrice de Beth Esther, institution qui s’adresse à la jeunesse en détresse, israélienne et palestinienne. Elle a été, en 2003, l’une des signataires de l’Initiative de Genève pour la recherche d’un accord global et final entre Israël et les Palestiniens. Elle est l’auteure d’une autobiographie intitulée Parole d’Israélienne. Langue promise sur une terre maternelle (Paris, Plon, 2001). Tsvia Walden dresse pour nous un portrait inhabituel de Shimon Pérès.

 

L’Arche : Vous êtes très présente aux côtés de votre père, vous l’avez représenté récemment en Biélorussie, lors de la visite que vous avez faite à Vishnyeva, sa ville natale, à l’occasion des festivités qui ont marqué son 90e anniversaire. Votre mari, Rafi, est, depuis de longues années, son médecin personnel. À quoi tient la proximité qui vous lie à votre père et l’affinité particulière qui existe entre vous ? Comment définiriez-vous le rôle que vous jouez auprès de lui ? Êtes-vous sa confidente, sa conseillère, sa porte-parole ?

Tsvia Walden : Je ne suis rien de tout cela et tout en même temps ! Je ne suis en aucun cas sa porte-parole. Je suis sa conseillère comme le sont tous les autres citoyens israéliens puisque nous vivons dans un pays où chacun aime donner son avis sur tout. Il m’arrive de donner des conseils à mon père, il m’écoute parfois mais pas toujours ! Enfin, je suis sa « confidente » au sens où il peut se confier à moi en sachant que je ne répéterai pas un mot de ce qu’il m’a dit. Je me suis rendue, au mois de juin dernier, dans la ville natale de mon père à sa place, car il était trop pris à cette époque. Mais mon voyage avait un caractère tout à fait personnel, j’y représentais notre famille. J’y ai assisté à une cérémonie commémorative qui s’est tenue à l’endroit même où les juifs de Vishnyeva ont été exécutés par les nazis. Parmi ces victimes se trouvaient de nombreux membres de notre famille, dont mon grand-père que mon père aimait beaucoup.tsvia_walden

 

Votre père est un homme de gauche, aussi bien par ses orientations idéologiques que par ses choix politiques. Est-il vrai que vous êtes plus à gauche que lui ? Et comment prend-il cela ?

Mon père est un homme d’État, il cherche toujours la voie royale, le juste milieu entre les extrêmes. Cette attitude modérée est aussi requise par sa fonction de président de l’État d’Israël. Il est beaucoup plus sage que moi, et cela n’est pas seulement dû au fait qu’il a vingt-trois ans de plus ! Il appartient aussi à la génération de ceux qui ont créé l’État d’Israël, qui l’ont vu naître et qui savent que notre État aurait très bien pu ne jamais voir le jour. Je n’ai, quant à moi, aucun engagement, aucune fonction officielle. Je peux donc me permettre d’être plus radicale que mon père, je suis plus spontanée et beaucoup moins sage que lui ! Je suis née en même temps que l’État d’Israël, j’appartiens donc à une génération pour laquelle son existence est une donnée. En tant que président de l’État, mon père représente Israël aux yeux de l’étranger, il doit donc adopter une perspective « mondiale ». Pour ma part, je peux m’en tenir à une perspective « locale » : le rôle que je remplis auprès de mon père consiste à lui apporter les échos des problèmes qui se posent au niveau de la vie sociale israélienne. Il est très attentif à ces échos, à tout ce qui concerne la justice sociale.

 

Il y a toujours aux côtés des « grands hommes », des « grandes dames » sans lesquelles ils ne seraient pas ce qu’ils sont. Pourriez-vous évoquer pour nos lecteurs la figure de votre mère Sonia, qui était si aimée des Israéliens ?

Ma mère est décédée il y a seulement deux ans. Elle est encore très présente et j’ai peur qu’elle ne soit pas contente que je parle d’elle, elle qui a toujours fait preuve de discrétion. Je ne veux surtout rien dire qui trahisse la ligne de conduite qu’elle a délibérément choisie, en se tenant en retrait de la vie publique et en restant une personne privée. Ma mère était une femme très indépendante, d’une intégrité et d’une droiture absolues.

 

Lors des funérailles de votre mère, c’est vous qui avez dit la prière du kaddish sur sa tombe. Quel était le sens de cet acte ?

Ma mère ne voulait pas de funérailles officielles. Elle a été inhumée, comme elle le souhaitait, au village de jeunes de Ben Shemen où elle est née, où elle a grandi et où elle a rencontré mon père. Le fait de dire le kaddish sur sa tombe me paraissait naturel. J’ai aussi suivi l’exemple d’Henrietta Szold pour laquelle ma mère éprouvait une vive admiration. D’origine juive américaine, elle a été la fondatrice de l’organisation féminine Hadassah. Elle a été responsable de l’alya des jeunes rescapés de la Shoah, après la guerre. Elle était l’aînée d’une famille de huit filles. Lorsque sa mère est morte en 1916 et que l’un de ses amis lui a offert de réciter le kaddish sur sa tombe, elle a refusé en lui disant que c’était à elle qu’il revenait de le faire. Ma mère n’a pas connu Henrietta Szold, qui est morte en 1945. Mais elle a fait ses études au lycée agricole de Ben Shemen, lieu auquel est lié le nom de celle qu’on appelait « la Mère de l’alya des jeunes ». Après la guerre, la Haganah a réussi à faire « monter » en Palestine plusieurs centaines de jeunes juifs germano-polonais qui étaient passés auparavant par Téhéran où le Shah d’Iran leur avait accordé l’asile. Ces orphelins venaient de familles religieuses et non religieuses. À leur arrivée en Palestine, une vive polémique a opposé ceux qui estimaient que les « Enfants de Téhéran » devaient recevoir une éducation juive orthodoxe à ceux qui préconisaient de leur donner une éducation laïque dans les kibboutzim. C’est Henrietta Szold qui a tranché le débat en rencontrant individuellement quatre cents de ces jeunes et en demandant à chacun quel genre d’éducation il souhaitait recevoir. De cette manière, la volonté de leurs parents disparus pendant la Shoah a été respectée. Ces entretiens ont eu lieu justement dans les locaux du lycée agricole de Ben Shemen où ma mère a été élève.

 

Contrairement à d’autres hommes politiques de sa génération comme Itzhak Rabin ou Ariel Sharon,votre père n’est pas un Sabra. Il est né en Pologne, dans une ville située aujourd’hui en Biélorussie. Il a été très marqué par la culture et l’histoire de l’Europe, par la Shoah et par l’extermination des juifs de sa ville natale. Comment cela s’est-il traduit concrètement dans sa vie politique, dans ses prises de position et ses décisions, notamment sur le plan de la sécurité d’Israël ?

Mon père et moi n’avons pas tout à fait la même manière d’envisager l’histoire d’Israël. Il a été marqué bien plus que moi par la Shoah, même s’il est arrivé en Israël à l’âge de treize ans, en 1934. Il ne lui est pas facile de prendre en compte la version que les Palestiniens donnent des événements qui ont marqué l’avènement de l’État. Tout en étant prêt à faire les concessions nécessaires pour instaurer la paix, il est, bien plus que moi, dans la logique de la survie. Pour ma part, j’appartiens à une génération qui a remis en cause les certitudes qui étaient celles de nos parents. La menace la plus redoutable qui pèse aujourd’hui sur Israël est, pour moi, d’ordre social, elle vise moins l’existence même de l’État d’Israël. L’idée suivant laquelle « le monde est contre nous » et qu’Israël doit se replier sur soi est tout à fait étrangère à mon père. Il est à la fois un citoyen israélien et un citoyen du monde, il a la capacité d’allier les deux perspectives à la fois, ce qui est tout à fait exceptionnel. Il s’intéresse à tout ce qui se passe dans le monde, il est doté d’une curiosité intellectuelle qui le pousse à se tenir sans cesse informé pour mieux comprendre ce qui se passe hors de notre pays.

 

Votre père a un profil d’intellectuel, il est réputé pour sa vaste culture. Quels sont ses goûts dans le domaine de la littérature, de la musique, de l’art, de la philosophie ?

Mon père adore les biographies et les œuvres de fiction, il a des goûts très variés en littérature. Il aime beaucoup la poésie. Les livres sont, pour lui, des amis qu’il peut solliciter à toute heure du jour et de nuit, et qu’il peut emporter partout avec lui. Comme il se contente d’un petit nombre d’heures de sommeil, il a des journées très longues, il peut s’adonner au plaisir de la lecture pendant que les autres dorment. Il a ainsi en permanence tout un petit monde à sa disposition. Il est aussi la doté d’une mémoire exceptionnelle, il retient tout et peut vous raconter, jusque dans les détails, les récits qu’il a lus il y a bien des années. Il lit trois ou quatre livres à la fois, il lui arrive même d’interrompre sa lecture pour finir lui-même d’écrire le livre qu’il lit ! Il a vraiment l’art de s’approprier les livres !

 

Lors d’un entretien paru dans l’Arche en juillet dernier, vous m’avez parlé de « l’optimisme pragmatique » de votre père. Cet optimisme pragmatique fait-il bon ménage avec l’image de rêveur ou de visionnaire qu’on lui prête souvent, avec l’utopie du « Nouveau Moyen-Orient » qui lui est si chère ?

Si vous entendez par « utopie » le fait de faire des rêves sans se soucier de les réaliser, alors ce terme ne convient pas du tout à mon père. En revanche, il est « utopiste » dans le bon sens du terme, puisqu’il a eu la générosité d’échafauder des projets de paix et de prospérité dans notre région, et d’œuvrer de toutes ses forces pour qu’ils se réalisent, tout en sachant bien que cela n’arrivera pas de son vivant. Puisque je suis linguiste, je me permets d’élaborer un néologisme pour préciser ma pensée : mon père est un « pragmato-utopiste ». Il a pris des initiatives auxquelles personne ne croyait. Je ne citerai ici qu’un exemple : la construction de la centrale de Dimona qui a assuré à Israël la puissance nucléaire. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît le bien fondé d’une initiative qui était apparue, à l’origine, comme un rêve. Il en va de même pour les initiatives de mon père concernant l’instauration de la paix avec nos voisins. De toute façon, l’avènement d’un « Nouveau Moyen-Orient », d’une coopération sur tous les plans, scientifique, économique ou culturel, avec nos voisins arabes est une nécessité. Mon père n’a jamais cru au rêve – tout à fait utopique – du « Grand Israël », il a toujours aspiré à l’avènement d’un État juif et démocratique exemplaire, qui reste encore à faire.