C’est une Amérique éprouvée et divisée comme jamais qui émerge de cette élection.
Un bouleversement. A quelques heures de la fermeture des bureaux de vote, les conseillers de Trump murmuraient : « Il faudrait un miracle. » Dans le premier cercle d’Hillary Clinton, la confiance était affichée ; lors des derniers meetings de la candidate démocrate, Barack et Michelle Obama étaient venus assurer Hillary Clinton de leur soutien, tandis que Bruce Springsteen et Bon Jovi étaient montés sur scène pour lui offrir, ainsi qu’à la foule de Philadelphie, cité berceau de la démocratie américaine, un concert-hommage. Beyoncé, Jay Z, Katy Perry ou Lady Gaga avaient prêté leur concours lors des jours précédents. Les stars s’étaient lancées dans la bataille, les prévisions semblaient irréfutables. Le New York Times attribuait à Hillary Clinton 84 % de chance d’être élue. Mathématiquement, les sondages donnaient Donald Trump perdant dans les États qui comptent, les fameux swing states de Floride, Ohio, Pennsylvanie, dont les allégeances politiques changent au fil des élections et fournissent la frange critique des 270 grands électeurs requis pour être élu à la présidence. Le quarante-cinquième président serait Madame le Président. Une voix était pourtant discordante : les prévisions du système MogIA, utilisant l’intelligence artificielle pour analyser les conversations sur des plateformes telles Facebook, You Tube et Google donnaient Trump gagnant. Et la prédiction était d’autant plus troublante que le système informatique avait vu juste pour les trois précédentes élections. Au cours de la soirée, c’est une réalité qui semblait des plus virtuelles qui s’est invitée – un bouleversement absolu des codes de la politique américaine et un camouflet aux campagnes traditionnelles. Les deux QG étaient établis à New York, pour la première fois depuis plus de 70 ans – à quelques centaines de mètres de distance. Et à mesure des résultats, les ambiances se sont inversées. Autour de minuit, l’arithmétique ne laissait plus de doute. À 3h du matin, selon la tradition, Hillary Clinton appelait Donald Trump et, reconnaissant sa défaite, lui donnait champ libre pour annoncer sa victoire. Dernier dénouement d’une élection aux rebondissements épuisants et à la violence verbale et symbolique sans précédent.
Un candidat insultant son propre parti, une équipe de campagne de bric et de broc, des révélations sur le camp démocrate téléguidé par des puissances étrangères – Poutine appelant de ses vœux la défaite de Clinton, le FBI s’invitant dans la campagne, avec un effet d’annonce de la part de son directeur déclarant, à onze jours du scrutin, rouvrir l’enquête sur les emails d’Hillary Clinton et l’utilisation de son serveur privé en tant que Secrétaire d’état et semant le trouble, avant de conclure que rien n’était susceptible de poursuites.
Longtemps les observateurs ont eu, pour designer Trump, des mots qui rappelaient ceux du satiriste viennois Karl Kraus au début de La Troisième nuit de Walpurgis, sa chronique de la montée du national-socialisme : « À propos d’Hitler, il n’y a rien à dire. » Sans faire de parallèles indus, c’était un peu le sentiment d’un grand guignol, une plaisanterie bien vite dissipée qui a prévalu, lorsque Trump a descendu l’escalier de la Trump Tower en juin 2015 pour annoncer sa candidature sous étiquette républicaine. À la manière de Boris Johnson, chantre du Brexit, le bouffon est devenu leur chevalier. Avec sa grammaire des plus simplistes et un vocabulaire aussi pauvre que répétitif, Donald Trump s’est adressé à des gens qui avaient le sentiment que personne ne leur parlait. Il a su se saisir du ressenti populaire qu’un examen des faits, le déclassement d’une partie de la population prête à tout pour exprimer sa haine de Washington et d’un système dont ils se sentent exclus. Et, à chaque fois que les sondages lui apparaissaient défavorables, Trump conspuait un système truqué et la malhonnêteté de son adversaire. Son refus de livrer ses feuilles d’imposition, ses employés non payés, ses mensonges éhontés (75 % de ses dires, passés au crible, sont faux) n’ont pas semblé déranger ses supporters. Au contraire, plus Trump semblait piétiner les usages et la décence qui constitue un tissu social, plus sa popularité augmentait. Au point où il a même affirmé qu’il pourrait assassiner quelqu’un dans la rue, et que les sondages en sa faveur ne baisseraient pas.
Le milliardaire narcissique, personnage de la télé-réalité, à la rhétorique outrancière, s’est soudain auto-proclamé le défenseur des délaissés, d’une Amérique blanche qui, démographiquement et économiquement, n’est en rien l’avenir du pays. Lors de la défaite de Romney en 2012, le parti républicain avait donné des directions : cibler les hispaniques et les minorités, qui composeront l’avenir du pays. C’est en faisant le contraire que Trump a gagné – et c’est là l’un des paradoxes de l’élection. Malgré la rhétorique incendiaire contre le Mexique, les Latinos ont voté à près de 30 % pour lui. Hillary Clinton devait absolument réaliser un raz-de-marée parmi les minorités noires et hispaniques, pour répéter le mouvement qui avait porté Barack Obama à la Maison Blanche et il n’en a rien été. Tous ses soutiens naturels ont été trop modestes. L’enregistrement dévastateur pour Donald Trump, révélé un mois avant le scrutin, où il se vantait de pouvoir utiliser son statut de star pour s’arroger des faveurs des femmes qu’il rencontrait, ainsi que les accusations d’une dizaine de femmes de harcèlement sexuel et d’attouchements n’auront fait vaciller l’électorat que brièvement. Et cette misogynie affichée n’a pas empêché les femmes de voter pour Trump à 41 % contre 54 % pour Clinton, qui espérait galvaniser l’électorat féminin avec la promesse d’entrer dans l’histoire comme première femme président. Si l’on attendait le vote contestataire de la population blanche et non diplômée se tourner logiquement vers Trump, la surprise est venue des Blancs titulaires d’un diplôme supérieur.
Le vote juif, lui, semble être l’une des seules constantes et la seule facette rationnelle de l’élection – il est allé à 70 % vers Clinton et 24 % pour Donald Trump – un pourcentage pour le Républicain nettement moindre que celui du précédent scrutin où 30 % avaient préféré Mitt Romney à Barack Obama. Outre l’affinité traditionnelle des Juifs et du parti démocrate, les liaisons dangereuses de Donald Trump avec David Duke, le chef de file de la suprématie blanche, membre du parti nazi américain ouvertement négationniste et antisémite. Le directeur de campagne de Trump, David Bannon, ancien du site Breitbach news, est lui aussi le chantre de toutes les théories du complot. Le vote juif est quasiment l’inverse du vote des protestants évangéliques, qui s’est exprimé à 80 % pour Trump. Le fait que l’homme d’affaires ait été marié trois fois et que sa moralité soit des plus douteuses est passé au second plan face à des considérations d’opportunisme politique. Car, malgré le dégoût non dissimulé des Républicains traditionnels, les enjeux les ont poussé à tous les compromis et à accepter toutes les humiliations que leur a infligé Trump. En effet, le décès d’Antonin Scalia, juge de la Cour Suprême, en février dernier a laissé un poste vacant ; neuf juges siègent à la cour et la configuration actuelle, il y a une égalité avec quatre juges conservateurs et quatre juges libéraux. Il revenait à Obama de nommer le prochain juge mais les sénateurs républicains ont refusé de valider son choix, arguant du fait – contre la constitution – que la nomination aurait lieu au cours de la dernière année du mandat. La cour suprême décide des enjeux de société et dessine les États-Unis : Ce juge décidera des orientations majeures – et est susceptible de revenir sur le droit à l’avortement ou au mariage gay, que les évangélistes considèrent comme littéralement diaboliques. C’est une Amérique éprouvée et divisée comme jamais qui émerge de cette élection – les villes de la côte Est et Ouest contre le reste du pays. C’est avec le slogan « Make America Great Again » que Trump a gagné la Maison Blanche. L’Amérique avait rarement connu une nostalgie si agressive. La voilà maintenant à l’épreuve du futur.