La Galerie Applicat-Prazan prolonge jusqu’au 24 décembre une exposition du peintre d’origine slovène, Zoran Music.
Cet événement qui a fait grand bruit lors de la FIAC 2016 en octobre dernier nous rappelle, si besoin est, que cet artiste demeure l’un des plus grands peintres européens de la fin du XXème siècle. Ses tableaux nous transportent dans une réévaluation permanente du devoir de mémoire, et continuent de nous interroger sur notre improbable présent.
Zoran Music est né en 1909 à Gorizia, dans l’actuelle province italienne du Frioul. En 1944, il est arrêté comme résistant par la Gestapo qui lui laisse deux choix : soit s’engager dans le corps étranger de la Waffen-SS, soit la déportation dans le camp de Dachau. Le peintre choisit la deuxième voie et se retrouve interné jusqu’en 1945. Après la libération du camp par les américains, il parvient à s’enfuir des milices slovènes conduites par Tito pour rejoindre Paris, puis Venise, où il y vivra jusqu’à sa mort en 2005.
« J’ai longuement réfléchi à l’opportunité de programmer cette exposition consacrée à Zoran Music. Dans le contexte que nous connaissons, le silence de l’indicible n’avait-il pas vocation à se taire? La narration des camps, plus vraie que l’image objective, jetée sur la toile après tant de sourde retenue, avait-elle aujourd’hui vocation à résonner? » se questionne le galeriste Franck Prazan en préface au catalogue de l’exposition. Un ouvrage qui contient les reproductions en grand format des toiles du maître et qui s’entoure des textes de Boualem Sansal et Pascal Bruckner, et du réalisateur et écrivain Michaël Prazan, fils du galeriste.
L’exposition se répartit sur deux espaces: l’un sur la rive gauche au 16 rue de Seine, et l’autre, rive droite, au 14 avenue Matignon. La sélection des œuvres nous plonge au cœur des deux plus grandes périodes de Zoran Music : La série « Nous ne sommes pas les derniers… » entamée dans les années 70 ; et le cycle dit de « L’Atelier » réalisé de 1983 à 1995 qui comporte plusieurs portraits et autoportraits de l’artiste parfois accompagnée de sa femme, la peintre italienne : Ida Barbarigo. Les tableaux « Le Philosophe » (1990) ou « Zurückblickender » (1996), littéralement celui qui regarde en arrière, sont des visions traversées par des figures fortes et énigmatiques qui rendent hommage aux grands maîtres flamands et italiens.
Lors de son internement dans le camp de Dachau, Zoran Music tente de retranscrire par le trait ce qu’il voit et ressent au risque de sa vie. Trouvant et cachant du papier de-ci de-là et récupérant des résidus de craies ou de crayons, il dessine les atrocités quotidiennes commises sur des êtres mourants ou déjà éteints qui lui étaient proches ou inconnus. Dans cet enfer où les corps empilés viennent former d’impensables montagnes, son regard agit alors d’une tout autre manière afin de ne pas laisser échapper ce qu’il arrive à nommer plus tard : «cette beauté tragique ». Seuls une soixantaine de dessins sur les deux cents réalisés par l’artiste dans le camp ont pu être retrouvés, la plupart des carnets ayant été détruits au moment de la destruction du camp. Ils sont l’ébauche de la série «Nous ne sommes pas les derniers… ». Des années après, en les revisitant, le peintre repense à cette indispensable et nécessaire urgence artistique avec pour guide et matière: la mémoire. Comment se souvenir de ce « sur-vivre » et parvenir à représenter l’indescriptible en peinture ?
Dans les années qui suivent sa libération dans le camp de Dachau, Zoran Music reprend d’abord des thèmes comme les « motifs Dalmates » qu’il commence avant sa déportation. Les paysages, chevaux et femmes qu’il peint, deviennent progressivement des formes arrondies baignant dans des couleurs ocre et terre de sienne. La rotondité du motif se répète en de subtiles variations. Un tableau tiré de cette période moins connue mais tout aussi émouvante est visible dans l’espace rive gauche de la galerie.
C’est l’insolvable rémanence du temps passé à Dachau qui est à l’œuvre avec la série « Nous ne sommes pas les derniers… ». Zoran Music recueille dans ces figures figées par la glace peut-être le moindre et dernier souffle d’âme que les bourreaux ne possèdent. Tel un cri dans la nuit du monde, ces apparitions nous saisissent et nous alertent plus que jamais. La terre de sienne devient terre de sang. Puis la neige apparaît illuminant de cristaux ces ténèbres persistantes. Le silence s’impose alors comme l’une des plus justes musiques pour accompagner le regardeur dans la visite de cette œuvre immense et bouleversante.
Le temps s’évapore dans la lumière et notre regard peut à nouveau contempler les grands portraits de la série « l’Atelier ». La filiation avec Rembrandt ou le Titien est évidente certes, bien que complexe. Le « Double portrait » (1990) vient nous faire songer à la « La Fiancée juive » du maître hollandais. Et s’il y avait autre chose ? Là, caché derrière ces regards parfois marqués, parfois brouillés ? La matière picturale se montre à la fois achevée et inachevée, terrestre et aérienne, diaphane et opaque. À cet instant précis, ce sont les habitants des tableaux de Zoran Music qui semblent nous observer en tentant d’échapper à leur cadre, les yeux fuyant vers un ailleurs… comme une possible renaissance.