Une communauté à l’abri du tumulte, mais qui regarde du côté de la France, avec parfois les mêmes interrogations. Reportage.
Montréal se pelotonne en hiver. Mais dans cette arrière-saison où on perçoit encore quelques rayons de soleil d’hiver et où il fait encore doux, la ville est paisible et les conversations vont bon train. De quoi parle-t-on dans la deuxième grande ville du Canada et la capitale du Québec ?
« Couper les ponts ». Sous ce titre, le journal Le Devoir s’interroge sur les positions de Philippe Couillard au sommet de la francophonie. Dans un premier temps, le Premier ministre du Québec a semblé hésiter quant à l’opportunité d’accueillir l’Arabie saoudite dans les rangs de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) avant finalement de s’y opposer. En cause surtout, le triste sort réservé dans le royaume wahabite à Ralf Bedawi, blogueur incarcéré et condamné à des milliers de coups de fouet pour ses critiques du régime (sa famille vit à Sherbrooke, quartier chic de Montréal).
Le journal se félicite aussi de la nette victoire de François Fillon à la primaire de la droite et du centre, en précisant que le Québec pourrait avoir un solide allié à l’Élysée au cours des prochaines années. Le quotidien montréalais va un peu vite en besogne, en ajoutant néanmoins qu’un revirement spectaculaire est toujours possible, du côté de Marine Le Pen, ou encore d’un candidat de la gauche ressuscitée. Il s’en prend à Nicolas Sarkozy qui avait naguère accusé le mouvement souverainiste québécois d’être « sectaire et xénophobe », a un mot aimable à l’endroit de Manuel Valls, et note au passage qu’en juillet prochain on marquera les cinquante ans de la fameuse apostrophe du général de Gaulle, « Vive le Québec libre ». François Fillon à l’Élysée, imagine le journal, ne manquera certainement pas de marquer cet anniversaire par des gestes à la mesure de ce grand cri historique.
Et puis nous arrivons à Montréal le jour où s’ouvre le procès d’Ismaël Habib pour terrorisme. C’est le premier homme canadien à être accusé d’avoir tenté de quitter le pays pour participer au Djihad. Il a 28 ans, né d’un père afghan et d’une mère québécoise, et son procès au tribunal de justice de Montréal est très suivi.
État d’esprit de la communauté juive locale ? Nous posons la question à David Ouellete, responsable d’une organisation en charge des affaires publiques et qui pourrait s’apparenter au CRIF français. Ce jeune quadragénaire, très au fait de la vie politique et parlementaire au Canada et qui suit de près ces dossiers, a une vision des choses plutôt optimiste. « C’est une communauté tranquille, qui voit l’avenir avec confiance. Comme le reste des Québécois, on se sent un peu à l’abri du tumulte. À tort ou à raison, on se sent en marge du tragique de l’histoire. »
250 000 juifs au Canada. 90 000 juifs au Québec. 25 000 à 30 000 juifs francophones. Le Canada, poursuit notre interlocuteur dans ce café du centre-ville où nous nous voyons, est une terre qui n’a pas connu la guerre, abstraction faite de la Conquête. L’antisémitisme n’a jamais été une force politique dans le pays. Il n’y a jamais eu non plus de dérive nazie, fasciste ou communiste. « En même temps, tout le monde regarde du côté de la France après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher. »
Au lendemain de ces deux attentats, les juifs de Montréal se souviennent que leur maire, Denis Coderre, s’est rendu immédiatement à Paris, sur les lieux des attaques terroristes. Il a eu une rencontre avec les dirigeants du CRIF. Et à son retour, il a proposé une journée de réflexion sur l’antisémitisme, à laquelle il a convié des experts canadiens en même temps que des responsables du CRIF et du Bnai-Brith. Revenu très impressionné par ce qu’il a vu en France, il a aussi donné une conférence de presse dans laquelle il a dit qu’il fallait désormais nommer l’antisémitisme par son nom, et qu’il ne fallait pas hésiter à proclamer que la négation de la légitimité de l’État d’Israël était un des vecteurs de l’antisémitisme. Au cours des dernières années, nous explique David Ouellete, la présence française – juive et non-juive – s’est accrue au Québec, au point que le visage de la métropole s’en est trouvé changé. « On n’a pas de chiffres exacts, mais on entend de plus en plus la langue française dans les rues. Les chiffres sont difficiles à voir, parce que les gens ne s’inscrivent pas toujours aux consulats. On parle de 100 000 Français à Montréal. Peut-être faudrait-il parler du double. Ce qui est sûr, c’est qu’autrefois, c’était exotique. Aujourd’hui, c’est devenu plus banal. »
Des attentats ? Il y en a eu deux. Le premier a eu lieu dans la banlieue de Montréal, le 20 octobre 2014. Des voitures-béliers avaient été lancées contre des militaires. Le second a touché le parlement fédéral d’Ottawa, le 22 octobre 2014. Un terroriste islamiste, muni d’une arme automatique, pénétrait dans l’assemblée avant d’être abattu par les forces de l’ordre. Deux attentats coup sur coup, à deux jours d’intervalle, dans un pays paisible comme le Canada, ne pouvaient pas manquer d’avoir un impact, auquel il faudrait ajouter le départ en Syrie de plusieurs dizaines de jeunes musulmans, et l’ouverture du procès intenté contre un Canadien qui a tenté de se joindre au Daesh. Procès marquant parce qu’il va faire jurisprudence, et qu’on verra appliquer la loi antiterroriste nouvellement votée.
Pour le reste, si la question des réfugiés est beaucoup moins présente et a l’air d’être davantage maîtrisée – après tout, un océan s’étale entre le Canada et le reste du monde –, le débat identitaire au Québec ressemble en revanche beaucoup à celui en vigueur en France. En tout cas, les vases sont communicants d’un pays à l’autre. On brandit la laïcité comme valeur identitaire contre les dérives de l’islamisme. Le Québec s’est même payé le luxe, cet été, d’un psychodrame exactement similaire au nôtre sur le burkini, qui s’est terminé en queue de poisson, au bout d’un pugilat où les uns décriaient un vêtement symbole de l’asservissement, pendant que d’autres se demandaient s’il était opportun d’importer les querelles françaises. On nous explique que les histoires ne sont pas les mêmes, que les références sont différentes.
Le Québec n’a pas eu de tradition véritablement laïque. La société a toujours été très traditionaliste, très catholique. À partir des années 60, c’est ce qu’on a appelé « la révolution tranquille ». Le Québec se déprend de l’Église, mais la séparation de l’Église et de l’État se fait en douceur. On est donc dans la laïcité de fait, mais celle-ci n’est pas inscrite dans la loi. De sorte qu’on observe une certaine anxiété identitaire, mais l’arrière-fond est beaucoup moins clivant. D’autant moins que l’option souverainiste se retrouve, peu ou prou, dans une impasse. On ne voit plus cette incandescence qui existait dans le passé. Ce n’est plus une cause qui emballe la majorité de la population.
Un des problèmes qui préoccupe néan- moins la communauté juive du Québec, c’est la campagne du BDS qui sévit essentiellement dans les milieux syndicaux et dans les campus. La plupart des grandes centrales syndicales ont toutes adopté BDS et sont toutes engagées dans l’antisionisme radical.
La seule différence, c’est que l’influence des syndicats est en recul. Ils ne disposent plus du prestige dont ils s’honoraient dans les années 60. Une fois qu’ils ont adopté la plateforme du boycott, ils ne militent pas pour autant, et leurs manifestations ne font plus recette. En 2006, nous dit-on ici, ils étaient capables de réunir 20 000 personnes. Aujourd’hui, quand ils parviennent à mobiliser 2 000 à 3 000 personnes, c’est une performance.
On voit clairement que l’opinion publique se désintéresse d’un conflit qui ne trouve pas de règlement. Leur discours ne tient plus. Quant aux campus, on s’aperçoit que les militants de BDS enregistrent plus de succès dans les campus anglophones que dans les campus francophones. Et David Ouellette a sa petite explication, c’est que ce sont les juifs qui, en majorité, fréquentent les campus anglophones. Il en tire la conclusion que « la campagne BDS est dirigée contre les juifs qui constituent son meilleur public.
Avant, dit Ouellette, on réagissait à chacune de leurs provocations et on les aidait involontairement à développer leur campagne. Nous avons décidé par conséquent de moins réagir, de faire fi de leurs provocations, en parlant au contraire d’Israël dans les campus, en mettant en avant ses réalisations et en positivant sur son actualité. »
L’actualité ? Au moment où nous quittons Montréal, on nous confirme que, recevant au parlement fédéral du Québec une délégation de la communauté juive, le Premier ministre a annoncé qu’il se rendrait en Israël à la tête d’une délégation commerciale, suivant en cela l’exemple du Maire de Montréal, pour évoquer le renforcement des relations économiques entre les deux pays.
Quelles sont encore les conversations du jour ? On parle de la quinzaine séfarade qui se déroule tous les ans à cette époque, avec pêle-mêle cette fois un hommage à Shimon Pérès, une évocation musicale de Leonard Cohen (400 personnes applaudissant, debout, le « Alleluia »), une soirée à la mémoire de David Amar (voir notre article), une visite de Jacques Attali, habitué de la quinzaine. « Il y a une vitalité de la culture séfarade dans notre contrée qui n’a d’équivalent nulle part. Peut-être faudrait-il l’importer en France… », nous glisse Henri Elbaz, d’un air entendu.
Chaleureux, jovial, physique d’acteur américain, le président de la communauté juive du Québec, qui a longtemps dirigé l’hôpital juif canadien, fleuron de la ville, refuse de dévoiler l’origine de son bronzage impeccable. Nous soupçonnons une virée cubaine, qui après tout n’aurait rien d’étonnant. La communauté juive québécoise s’est toujours montrée protectrice, solidaire et amicale à l’égard de la communauté juive cubaine, et au lendemain de la mort de Fidel Castro, elle a manifesté son soutien. Les relations remontent à loin et s’expriment au moment des fêtes juives où des matsot sont envoyées. 1 200 juifs reconnus comme tels par le gouvernement vivent à Cuba. Leur synagogue opère avec la permission de l’État. Avant la révolution, la communauté était plus nombreuse, mais elle s’est vidée quelque peu avant de retrouver une légère croissance. Depuis une vingtaine d’années, le régime est assez souple.
Sous le gouvernement de Trudeau père, le Canada entretenait de bonnes relations avec le régime cubain. Relations poursuivies par Justin Trudeau (encore que l’expression de sa « profonde tristesse » au moment de la mort du leader maximo a choqué son opinion, de sorte qu’il a dû renoncer à se rendre aux obsèques). Il faut ajouter que les Canadiens représentent la plus importante proportion de touristes à Cuba. Étant donné ces bonnes relations et la vitalité du tourisme canadien dans l’île, ceci explique que la communauté juive canadienne a, tout naturellement, été amenée à jouer un rôle et à apporter son aide aux juifs cubains.
Dernier sujet de conversation, bien entendu, Trump, what else ? Elias Lévy et Elie Benchétrit sont tous deux originaires de Tanger et installés à Montréal depuis de nombreuses années. L’un collabore régulièrement à la presse anglophone et francophone, l’autre a longtemps dirigé La voix séfarade. Tous deux sont d’accord pour dire que les juifs francophones à Montréal, contrairement à leurs coreligionnaires d’Amérique du Nord, ont un tropisme pro-Trump et ne sont pas de grands « hassidim » d’Hillary Clinton. Il ne faudrait pas les pousser beaucoup pour leur faire dire qu’ils ne sont pas mécontents du résultat des urnes.