Sauver Auschwitz ? C’est le titre, surprenant aux premier abord, du documentaire réalisé par Jonathan Hayoun, ancien président de L’UEJF, diffusé le 24 janvier prochain sur Arte, dans le cadre d’une soirée Thema autour des commémorations de la libération du camp Auschwitz-Birkenau. En 52 minutes, le jeune réalisateur nous raconte l’histoire, trop méconnue du grand public, des batailles larvées mais bel et bien livrées, depuis des décennies, pour la mémoire juive de l’un des lieux les plus absolus de la Shoah. De 1945 à nos jours, de l’instrumentalisation communiste de l’histoire du génocide, à la christianisation du lieu, jusqu’à l’ère du tourisme et de l’urbanisme de masse, Jonathan Hayoun, soutenu la productrice Simone Halberstadt Harari et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, signe le récit saisissant d’une épopée aux héros discrets, plus signifiants que jamais, à l’heure où la question de la disparition des témoins nous oblige à redoubler de vigilance. L’ancien président revient pour L’Arche sur sa longue quête menée en Pologne durant de longs mois, sur ses questionnements permanents, ces enjeux, ses images. Interview.
L’Arche : Pourquoi ce titre ?
Jonathan Hayoun : Le titre est apparu de manière assez naturelle puisque la question que propose de traiter ce film, c’est : que faire d’Auschwitz ? Et en réalité, cette question là n’a jamais cessé de hanter le lieu depuis sa libération. Elle s’est également toujours posée avec une question connexe : de quoi le sauver puisqu’il n’a jamais cessé d’être menacé ? Aujourd’hui ces menaces, qui existent et qui sont peu connues, relèvent aussi, basiquement, de la préservation matérielle : d’abord l’usure du temps fait que peut-être un jour Auschwitz ne pourra plus être le lieu de mémoire qu’il est, et l’expansion urbaine autour du camp, cet urbanisme grandissant sur certains espaces, avec des maisons qui se construisent au plus près, représentent également une menace. Et puis Auschwitz est devenu un lieu visité de manière quasi banalisée, comme n’importe quel autre lieu touristique de masse : beaucoup de gens viennent avec “juste” l’envie de voir des objets. Le lieu peut se visiter comme un musée de l’horreur. C’est donc la question que pose le film : de quelles menaces premières Auschwitz doit être préservé ? Cette question n’est pas nouvelle. Depuis 1945, elle n’a jamais cessé de se poser, de façon différentes selon les époques. Ce lieu est aussi le reflet de phénomènes de société et d’enjeux mémoriels qui le dépassent lui-même : quand il est mis au service du politique, lorsqu’on décrypte l’instrumentalisation soviétique faite autour de l’occultation du génocide, puis, plus tard, lors de sa christianisation, avec la chute du communisme, ou plus récemment, quand ce lieu de mémoire est devenu un lieu touristique.
Pourquoi ce lieu ne peut-il pas être aussi un musée ?
Cette question est posée dans le film. Fallait-il en faire un musée ? Fallait-il en faire plutôt un sanctuaire ? Nous n’apportons pas de réponse. La véritable question est : musée ou non, qu’est-ce qui est mis en avant en priorité par ceux qui ont la responsabilité de l’espace ? Est-ce le caractère muséal, l’endroit ? Vient-on juste pour voir des objets à travers des vitrines ? Parce que nous sommes à quelques centaines de mètres de fosses communes. Quand la prédominance du terme musée se fait au détriment du caractère cimetière de l’endroit, c’est interpellant. C’était un lieu de mise à mort, avant tout un lieu de mort. 1 million de victimes sont mortes ici, il faut visiter ce lieu en leur rendant hommage. En réalité, l’aspect musée vient concurrencer en quelque sorte la dimension de recueillement qu’impose le lieu. Comment se fait-il aussi que des personnes qui se rendent sous le fameux panneau Arbeit Macht Frei ont l’impression d’être au cœur du lieu de l’extermination des victimes juives, alors qu’il est en réalité à 1 km de là, à Birkenau, et que l’immense majorité des visiteurs ne s’y rend pas. Ceci est lié à la façon dont est organisé le musée, à la façon dont le musée a mis en avant cet endroit.
Pourquoi Birkenau est-il plus difficile d’accès, dans tous les sens du terme ?
Factuellement, parce que l’espace muséal est sur le site d’Auschwitz I. Donc dans l’ancien camp de concentration des déportés. Les objets ayant appartenu aux victimes de Birkenau ont été déplacés jusqu’à cet endroit-là. Ce qui est mis en avant, ce qui est montré, c’est cet endroit là. Et puis la deuxième raison, c’est parce qu’au sortir de la guerre, la Pologne a décidé de délimiter l’endroit d’une certaine manière et de mettre en avant la mémoire polonaise sur Auschwitz 1. Nous héritons de ce choix, à la fois arbitraire parce que l’on a pas délimité le périmètre du musée en fonction des endroits historiquement cruciaux, mais aussi politique, parce qu’à ce moment précis, la Pologne voulait mettre en avant le sort des polonais et seulement celui-ci. C’est pourquoi, dans le film, nous tenions à raconter l’histoire de 1945 à nos jours, pour montrer comment chaque détournement du lieu à travers les époques, laisse des traces encore aujourd’hui. Nous voulions interroger cette histoire et rendre hommage aux personnes qui se sont battues, souvent dans l’ombre, pour que ce lieu retrouve sa véritable dimension historique et soit au plus près du respect des morts et de leur mémoire.
De ces décennies d’instrumentalisation politique de la mémoire, tu montres bien que la Pologne en voulant mettre en avant la souffrance nationale, a effacé pendant de nombreuse années la dimension juive de ce qu’il s’est passé.
Mettre en avant la souffrance juive n’était pas mettre en avant la souffrance polonaise. Dans le vocabulaire national, les deux sont bien séparés. On ne dit pas les Juifs de Pologne . On dit les Juifs et les Polonais.
La deuxième raison majeure, c’était en effet de détourner les regards de la Pologne, sur la manière dont la Shoah a pu s’opérer sur ce territoire, et de donc de sa responsabilité. Il fallait mettre en avant un pays « victime et innocent ». Tout ce qui venait interroger la part de responsabilité, ou qui venait rappeler qu’il y avait des victimes autres que des victimes polonaises parce que polonaises, dérangeait.
Sans parler d’instrumentalisation stalinienne : est-ce qu’il y a toujours une forme d’orientation ou de direction politique de la mémoire à l’oeuvre ? Comment ce qu’il se passe en Pologne influe-t-il sur la manière dont est géré Auschwitz ?
Il est certain que la politique polonaise influe toujours la manière dont la mémoire est présentée sur le lieu. Ce serait un mensonge que de dire que ce n’est pas le cas puisque c’est un musée d’état rattaché au ministère de la Culture. C’est déjà une raison factuelle, toute simple. Ensuite, il est une autre question qui se pose : que va faire le gouvernement actuel du lieu ? L’arrivée au pouvoir de la nouvelle formation politique et notamment d’une Première ministre diplômée en muséologie, qui a été député de la région au moment où les autorités locales n’ont pas accepté la zone de silence proposée par l’Unesco dans le cadre de l’inscription d’Auschwitz au patrimoine mondial de l’humanité (proposition maintes fois remaniée afin être la moins contraignante possible pour les habitants), est inquiétante. Les autorités locales ont toujours refusé qu’un document soit acté et validé et ce rejet local vient signifier, dans les faits, le refus d’une inscription au patrimoine mondial comme il se doit. La Première ministre actuelle a fait clairement partie de ces autorités puisqu’elle était aussi maire d’une petite ville à quelques kilomètres, qui fut d’ailleurs un des sous camp Auschwitz. La manière dont la politique polonaise va mettre en avant l’histoire de ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondial est interpellant. Et ce qui arrive aujourd’hui à Jan Tomasz Grosse, cet historien diabolisé dans son pays et poursuivi par le gouvernement pour avoir seulement rappelé des faits historiques mettant en cause la responsabilité de Polonais, est déjà un indicateur.
Est-ce un film militant ?
Non. Autant j’ai pu être choqué en tant que militant lorsque je me suis rendu sur le lieu, autant, j’ai voulu faire un film pour comprendre, interroger, rencontrer. Et c’est cette quête là que j’ai voulu partager à travers un film. Je voulais rencontrer aussi les gens qui vivent sur le lieu, les habitants, les maires, en leur donnant la parole outre la démarche politique polonaise. C’est l’idée de partager ces questionnements là, nés en effet d’une indignation. Je voulais en faire un film qui raconte une histoire. En revanche, si le film n’est pas militant, il met en avant les combats de plusieurs personnes pour la préservation du lieu et de sa mémoire, pour qu’il redécouvre, retrouve et qu’il en soit investi. Je pense notamment à Marcello Pezzeti, à Richard et Béatrice Prasquier.
Le grand public ne connait que très peu ces « combats de l’ombre ». Pourquoi ?
Le grand public connaît le combat de Serge Klarsfled pour l’arrestation des nazis, pour que les noms des victimes françaises soient connus. Le grand public connaît moins son combat pour que le premier lieu de la déportation à Auschwitz, le lieu où les arrivées des déportés, la rampe de sélection, soit réinvesti et retrouve sa mémoire, pour qu’il soit bel et bien marqué comme étant le premier lieu de la Shoah à Auschwitz. Il était complètement abandonné. C’était un terrain en friche. Et puis il y a d’autres personnes, moins connues, qui ont pourtant fait un travail essentiel pour l’histoire et la typologie du site. C’est l’historien italien Marcello Pezzeti qui a tout simplement permi d’identifier la première chambre à gaz ayant fonctionné à Birkenau. Là donc où la majorité des Juifs de France ont été exterminés.
Ce lieu est peu connu, au sens large, pourquoi ?
L’histoire du génocide n’a pas été raconté à l’intérieur d’Auschwitz, dans les lieux d’exposition, et ce pendant des décennies. Et c’est le choc qu’ont vécu de Marcello Pezzeti et Serge Klarsfeld en revenant sur le lieu la première fois au début des années 70.
Sur la question du Tourisme de masse, qui est posée dans le film : on en comprend bien les dangers et les risques inhérents. Pour autant, comment éviter la contradiction suivante : n’est-ce pas malgré tout un signe positif qu’autant de gens veuillent s’y rendre ?
Bien sûr. On ne peut pas à la fois s’être plaint que le lieu n’ait pas été assez visité et maintenant dire qu’il l’est trop. La question est : comment le visiter ? Qu’est ce qui motive les gens à venir sur le lieu et qu’est-ce qu’on décide de montrer aux visiteurs. C’est ce qui est interrogé dans le film. Et c’est vrai que c’est une question qui reste compliquée. Comment faire ? Doit on limiter les visites ? L’ensemble des intervenants du film s’accordent à dire que ce n’est pas une tâche facile que d’en avoir la responsabilité. Strictement légalement, c’est à la Pologne de s’en occuper. Mais d’autres questions sont en suspend : à qui appartient le lieu ? Et les objets ? Aux victimes ? A la Pologne ? C’est une question, à laquelle nous avons beaucoup réfléchi durant l’écriture du film avec Judith Cohen-Solal, qui reste pour l’instant sans réponse, si ce n’est lorsque des descendants s’en saisissent…Je pense à l’histoire de Michel Lévi-Leleu, qui en 2005, en allant visiter le mémorial de Shoah à Paris, avait découvert la valise de son père mort en déportation. Il n’a jamais pu la récupérer, elle appartient au musée d’Auschwitz, qui a prêté l’objet pour 20 ans au mémorial. Une sorte d’arrangement… mais il aurait voulu que ce soit lui qui décide. Je pense aussi à Dina Gottliebova-Babbitt, cette artiste rescapée qui se sera battue pendant 30 ans, en vain, pour récupérer ses dessins réalisés dans le camp. Ces affaires sont folles. J’y pense tous les jours. C’est tout un autre film à réaliser !
Est-ce que cela a été simple d’avoir accès aux gens? Comment avez-vous été accueillis ?
Les habitant ont eu dans un premier temps beaucoup de réticences et sans une jeune femme qui parle polonais, qui m’a accompagné pendant tout le tournage, Ada Grudzinski (la nièce de Jan Tomasz Gross, NDLR), tout aurait été très difficile. C’est elle qui les a convaincus de répondre. Sa présence les a rassurés. Sinon, parler à un étranger venu avec des caméras, pour eux, c’était impensable à la base.
Comment filmer Auschwitz ? Le film comporte des archives mais aussi beaucoup d’images inédites. Comment filmer un tel endroit ?
Cinématographiquement, en terme d’images, le contraste donné par un lieu qui vient rappeler la mise à mort et qui est aussi factuellement un lieu de vie pour beaucoup de gens, avec des maisons colorées, avec des enfants, des balançoires, près du camp, est tout de suite apparent…Ces images sont très importantes, elles parlent. Ce sont les images d’une ville abritant le plus grand cimetière du monde devenu un lieu de mémoire : c’est aussi de ce choc qu’est née la volonté de faire ce film. L’objectif était par ailleurs de sortir des images et des représentations balisées que le grand public se fait du lieu. Il me fallait montrer ce qu’il y a derrière. En prenant quelques mètres de recul, derrière cette grande porte de la mort, on voit des maisons, tout près, juste derrière…Et c’est important de les montrer. Ensuite, pour raconter l’histoire, les archives polonaises sont fabuleuses… Il a fallu en numériser certaines, qui n’existaient que sur pellicule.
Ces problématiques sont-elles uniques ?
En terme de lieu de mémoire, de traces, de preuves matérielles, de vestiges, Auschwitz est le camp, avec celui de Majdanek où il en reste le plus, outre que c’était aussi le plus grand centre de mise à mort, le plus grand complexe concentrationnaire du 3ème Reich.
Mais il y a d’autres endroits où les enjeux de sauvegarde des lieux de mémoire sont lourds et fondamentaux : je pense à certains sites au Rwanda où la préservation des preuves est vitale pour les rescapés du génocide Il faut que ces lieux continuent à exister parce qu’ils sont menacés de disparition continuellement. Mais ce qui est certains, c’est que sur tous ces enjeux mémoriels, Auschwitz sert de symbole, de référence. Si Auschwitz est « préservé » et reste un véritable lieu de mémoire, cela vient aussi donner du baume au coeur, de l’énergie, de l’espoir à d’autres, en d’autres lieux. C’est en tous cas ce qui est dit au Rwanda.
Comment les intervenants du film ont-ils été choisis ?
Les intervenants essentiels du film n’ont pas été choisis simplement parce que c’était des historiens, pas simplement parce que c’était des rescapés, mais aussi parce que tous ont décidé à un moment dans leur vie de prendre la responsabilité de ce que devenait ce lieu et d’agir pour son devenir. Marceline Loridan est l’une des seules rescapées à avoir fait un film sur Auschwitz et sur ce qu’il devenait, (La petite prairie aux bouleaux, NDLR), Benjamin Orenstein, parce qu’il a décidé d’accompagner inlassablement des groupes et d’aller sur des sites qui ne font pas parti des espaces flechés par le musée, comme la judenramp, ou encore Raphael Esrail, le président de l’Union des Déportés d’Auschwitz.
Veux-tu partager un événement marquant du tournage ?
Une rencontre : celle avec le voisin de la première chambre à gaz, qui habite donc très probablement sur une fosse commune. Contrairement à beaucoup d’autres, il n’était pas dans une banalisation, dans le déni de l’endroit où il vit, soit sur un des plus grands cimetières juifs du monde. Il le sait parfaitement, et il le vit très mal. Son discours, à l’opposé de celui des autres, a été extrêmement prenant et éprouvant pour toute l’équipe du film.
A la vue de ces habitations, quand on se rend à Auschwitz, la question première est souvent: “Mais comment peut-on habiter là ?” Au delà de raisons économiques, a-t-il été possible d’interroger cela?
Il y a aussi des questions d’incompréhension, d’insouciance quant à l’histoire de ce qui s’est déroulé là. Les habitants qui logent dans la maison près de la rampe de sélection, un couple, lorsqu’on leur a demandé s’ils habitaient sur ce lieu là avant ou après l’installation des wagons restaurés, n’étaient pas capables de nous répondre, comme s’il s’agissait d’un non évènement, comme s’ils avaient fermé les yeux sur ce qui s’était passé, en employant par ailleurs un mot polonais qui désigne, non pas wagon, usuellement, mais des wagonnets pour enfants, soit une manière encore de ne pas comprendre, de ne pas vouloir comprendre. Car en réalité, l’enjeu de souveraineté demeure : à qui appartient le lieu ? Cette question persiste aussi derrière la question de l’urbanisme. Pourquoi ce serait à eux de partir puisque « c’est chez eux » ? Ces questions là vont très loin, jusqu’à l’angoisse de savoir à qui appartiennent ces maisons ? Ont-elles pu appartenir à des Juifs ? Les Juifs vont-ils venir récupérer les maisons qui leur appartenaient ? Avant la Seconde Guerre mondiale, plus de la moitié de population d’Auschwitz était juive. C’est un sujet dont j’aimerais m’occuper un jour. Propos recueillis par Aline Le Bail-Kremer
Sauver Auschwitz ? A voir sur Arte le 24 janvier 2017 à 22h45.
Bande-annonce :