Pourquoi et comment l’intellectuel à lunettes de New York est devenu la coqueluche du public français.
“I love you, I love you.”
“Oh, say it in French ! Oh, please, say it in French !”
“I don’t know French. What about Hebrew ?”
(Extrait du film Bananas)
Aucun public ne lui a déclaré sa flamme aussi clairement et aussi longtemps que les Français. La déclaration accompagnant cette scène d’amour résume bien les différents ports d’attache, entre la culture juive maternelle et la terre d’adoption française, ne se limitant pas à la semaine cannoise. D’ailleurs, la plupart des films de Woody Allen accumulent moins de recettes aux États-Unis qu’à Paris. Le secret de cet attrait est le talent du cinéaste pour évoquer les bonheurs et angoisses de son enfance juive new-yorkaise, sa peinture de la ville, sa perpétuelle remise en cause artistique, l’apport de ses différentes muses, la performance de ses acteurs, et par-dessus tout, son indépendance. Le vieux mythe visant à retrouver la force d’un Jean-Pierre Melville ou la fraîcheur d’un François Truffaut demeure en chaque spectateur de l’hexagone à la diffusion de la bande-annonce de son nouveau film. La sortie en mai dernier d’un documentaire sur sa vie d’artiste nous donne l’occasion de présenter celui qui symbolise encore pour beaucoup le prototype du juif new-yorkais.
Le réalisateur Robert Weide, connu en France pour avoir produit la série Curb Your Enthusiasm, a attendu une trentaine d’années et essuyé plusieurs refus de l’intéressé avant de mener à bien ce projet. Il est pourtant respecté pour son travail sur les grands comiques de scène et d’écran comme les Marx Brothers, Mort Sahl et Lenny Bruce. Mais à l’image de nombre de confrères, Woody Allen préfère porter une casquette et se balader discrètement à Manhattan plutôt que de se prêter à une pellicule sculptant sa gloire. Jean-Pierre Melville préféra à la casquette un Stetson, des lunettes noires et une grosse voiture américaine, mais les deux hommes illustrent à leur manière ce besoin de reconnaissance directe du public.
Être soi-même n’a pas toujours été facile pour Woody Allen. Ni pour d’autres adolescents de sa génération dans les quartiers populaires de New York. Un petit jeune de parents italo-américains, Martin Scorsese, se trouvait souvent mêlé à des bagarres. De peur que son asthme lui fasse encourir un danger, sa mère l’enferma dans les salles de cinéma le week-end, donnant naissance à une passion. Woody Allen, fuyant l’école par peur de subir un ennui tout aussi mortel, fréquenta avec assiduité les cinémas de quartier. Car, comme il l’explique dans le documentaire, à l’époque, on en trouvait toutes les deux rues.
Des masques à la Groucho Marx
L’insouciance de l’enfance a été très courte pour lui. Décrit par sa mère comme un enfant joyeux, il affronte son plus grand ennemi, qui influencera son œuvre et ses rapports à autrui, terrestre ou céleste : la mort. À cinq ans, il ressent déjà l’angoisse de la finitude, précocité peu appréciée par son entourage.
Paradoxalement, dans Annie Hall (1977), qui marque pour les critiques une maturité dans le genre comique de Woody Allen, le réalisateur retourne en enfance et présente son angoisse première. Dans une scène, sa mère lui fait avouer à un médecin ses lectures philosophiques pour adultes. L’enfant refuse de faire ses devoirs à cause de la fin d’un univers en expansion. La mère répond sèchement : « On se moque de l’Univers. Tu es à Brooklyn, et Brooklyn n’est pas en expansion ! »
Plutôt le contraire. Les univers familiaux implosaient sous le poids des familles nombreuses cohabitant et partageant un théâtre de boulevard, au début des années 40. Les rapports avec ses parents n’étaient pas faciles. Lors du faux documentaire Take The Money and Run (1969), les parents du criminel incarné par Woody Allen portent des masques pour ne pas être reconnus. Des masques à la Groucho Marx, qui pourraient aussi bien signifier la fierté, Marx étant la première grande révélation comique pour Woody Allen. À l’école, il subit l’antisémitisme de certains professeurs et se réfugie dans l’écriture de blagues. Il dira plus tard sur scène ne pas avoir subi d’antisémitisme de la part de ses camarades, puisqu’il était fréquemment battu par des enfants de toutes origines et croyances confondues.
Ce fut la grande époque des humoristes juifs américains, profitant des succès radiophoniques, comme le montre Radio Days (1986). La plupart de ces humoristes changeaient de nom, d’habits, d’accent, américanisant leur présentation. Suite à la publication de ses premières blagues dans un journal, Allen Stuart Konigsberg modifie le sien en Woody Allen, afin de rester anonyme à l’école. Repéré par un agent, il est engagé pour écrire des plaisanteries quotidiennes. En voyant l’humoriste Mike Merrick porter des lunettes noires sur scène, il adopte son look. À 16 ans, il s’achète une machine à écrire Olympia, compagne fidèle et unique encore aujourd’hui.
Un nom, du talent, une présentation et un outil de travail ne font pas de vous une réussite dans le show-bizness, où la première partie de ce mot composé est dépendante de la deuxième. Dans le film Mr. Saturday Night (1992) sublime hommage aux humoristes de cette époque, le comique incarné par Billy Crystal s’en prend vertement à des auteurs de blagues. À coups de cris, il les congédie. Lorsqu’un des hommes répond qu’il ne travaille pas pour lui, Crystal déclare : « T’es engagé. Maintenant, t’es viré ! » Un auteur console son collègue : « T’inquiète pas, Woody, on trouvera un autre boulot ailleurs. »
Ex et futures femmes en muses
Ce clin d’œil se fermera lorsque les agents Charles Joffe et Jack Rollins prennent en charge sa carrière. Ils l’encouragent à monter sur scène. Woody Allen débute en 1960 dans la boîte du Blue Angel de New York. Il prolonge ensuite au Bitter End, situé dans le quartier du Village, équivalent à Saint-Germain-des-Prés, où les étudiants se retrouvent à dix par table pour consommer un petit café et profiter d’heures de spectacles suivies de nuits de commentaires. Il enchaîne les passages sur les plateaux de télévision, très friands d’humoristes. On le voit même boxer un kangourou et chanter avec un chien. Il persévère dans sa production stakhanoviste de blagues et s’intéresse aux thèmes politiques et sociétaux en découvrant l’humoriste Mort Sahl à San Francisco.
L’autre grande rencontre qui changera sa vie est celle de Charles Feldman, un producteur venu assister avec l’actrice Shirley MacLaine à son spectacle. Il lui propose 20.000 $ pour écrire le scénario de What’s Up Pussycat (1965). Frustré par les changements effectués pendant le tournage, Woody Allen prétend à la réalisation avec Take The Money and Run. Depuis, lorsque ses agents rencontrent des producteurs, ils imposent un seul principe : ne jamais interférer dans son travail. Dans ce film, il empreinte un sketch de Mort Sahl, celui du braquage de la banque. On remarque aussi le résultat d’une expérimentation scientifique sur lui, ayant pour effet secondaire de le transformer temporairement en rabbin.
Ces sujets ne sont plus tabous à la fin des années soixante. Les écrans, petits et grands, présentent tout ce que l’Amérique contient de non Wasp. Le grand succès de Take The Money and Run lui permet d’accentuer ses exigences pour les films suivants. Désormais, les agents imposent une relation on ne peut plus distante au producteur David Picker de la compagnie United Artists, à savoir mettre deux millions de dollars dans un sac et le laisser tranquille. Et de répéter l’opération à deux reprises pour trois films. En résultèrent les grandes comédies Bananas (1971), Sleeper (1973) et Love and Death (1975).
Woody Allen a été très inspiré par les femmes de sa vie. La première muse fut Louise Lasser, son ex-femme. Comme il l’explique dans une interview, travailler ensemble aurait ruiné leur mariage. Le rire que Woody Allen partage avec son public devient dans Sleeper l’echo de celui que provoque la présence de Diane Keaton, tout juste révélée par Coppola dans The Godfather. À l’image de Lenny Bruce, Woody Allen excellera dans l’expression de sa judéité auprès de sa Shickse Godess. Ce renversement sartrien qui ne voit pas le judaïsme s’exprimer dans l’antisémitisme mais au contraire dans le philobrucisme ou le philoallenisme de personnes non juives.
Diane Keaton évolue dans son rôle de muse lors du grand tournant que représente le film Annie Hall (1977). Rompant avec la suite de farces, il présente l’histoire d’un homme et d’une femme, dans le cadre adoré par le réalisateur de New York. Keaton est récompensée par un Oscar et le film par quatre. Manhattan (1979) confirmera l’hommage à ses muses, à savoir les femmes et sa ville éternelle. Les grandes questions philosophiques sont surévaluées, comme la liste d’artistes prononcés le long de balade dans la rue où Keaton écorche le nom de Vincent Van Gogh. Les questions simples et concrètes de l’amour ne jouissent jamais de réponses évidentes dans ses films et sa vie. Une démarche talmudique de remise en question perpétuelle, de sa vie affective, de son œuvre. Tout semble muer sans contrôle. Tout, sauf New York.
Car devant ce dieu municipal, Woody Allen imposera à ses acteurs de ne pas faire durer le tournage au-delà des plaisirs qu’offre la ville. Ainsi, il demande à John Cusack dans Shadows and Fog (1991) d’accélérer son dialogue afin d’arriver à temps pour le match de basket des Knicks. Cusack, peu connu en France, est l’équivalent de Daniel Auteuil aux États-Unis. À savoir, un acteur qui a commencé dans les films comiques cultes d’adolescents au début des années 80 avant de devenir un des plus estimables acteurs de films sérieux. Cela, grâce à Woody Allen. Il s’agit d’un de ses autres talents, de révéler l’insoupçonnable chez les acteurs. L’autre grande actrice qui en bénéficiera sera Mia Farrow. L’interprète du terrifiant Rosemary’s Baby (1968) devient le sujet de son humour dans A Midsummer Night’s Sex Comedy (1982).
Woody Allen retourne à ses premiers amours, son enfance juive de Brooklyn et les humoristes yiddishisants du Carnegie Deli dans Zelig (1983) et Broadway Danny Rose (1984). L’énigme de ses origines, de ses doutes et de ses succès, sous forme de farce et de suspense tragi-comiques. Le personnage de Zelig hante amis, ennemis et inconnus, confondant les trois genres et les hôtes, inquiets et angoissés par l’omniprésence de cette énigme spatio-temporelle. Le sens de la vie serait-il réfugié dans une pellicule asymptotique ? Cette barrière franchie par Mia Farrow dans Purple Rose of Cairo (1985) lorsque l’acteur brise l’écran pour la retrouver dans le public.
New York et sa mère
Depuis une vingtaine d’années, ce qui revient en force dans les films de Woody Allen, c’est le refuge qu’il offre à la profession à travers son indépendance. Son talent, sa durabilité, sa polyvalence et ses gains précédents ont permis au réalisateur d’assurer un moment de pur cinéma à ses acteurs. Et c’est pour cette raison que chacun offre ce qu’il a de mieux dans leur parenthèse de carrière hollywoodienne. Non par pour gagner de l’argent, l’indépendance a un prix, mais pour gagner du galon. Ainsi, Sean Penn, Scarlett Johansson, Will Ferrell, Josh Brolin, Penelope Cruz… ont choisi d’accompagner Woody Allen.
Il s’est attaqué à tous les genres. Et depuis Match Point (2005) sa relation à l’Europe n’est plus furtive. Il tourne à Londres, Paris, Barcelone, ces autres villes où il fait bon marcher et se perdre avec plus de soleil que sous les tours de New York, assombrie depuis la disparition de deux d’entre elles. Cette année, il s’est présenté à Rome. L’an prochain à New York, vœu du monde culturel juif laïc, que Woody Allen honorera en y redéposant ses caméras.
Le gage d’indépendance est finalement ce que le public français préfère, la raison pour laquelle la confiance est renouvelée. Mais les dieux du cinéma peuvent aussi devenir agnostiques et douter du talent de ce réalisateur. À plusieurs occasions, le rendez-vous avec l’inspiration n’a été que partiel. Pourtant, chaque année, certains continuent à attendre le Woody Allen. Curieusement, chaque année, il conclut avec un soupir. François Truffaut définissait l’humour juif comme « l’art de se réveiller en colère ». La colère de Woody Allen se projette depuis cinquante ans sur sa propre personne. De la même manière qu’il supplia les producteurs de ne pas sortir Manhattan, déçu du résultat, il semble oublier de porter ses lunettes lorsqu’il contemple l’importance de son œuvre, déclarant : « En écrivant dans sa chambre, on imagine être l’auteur de Citizen Kane. Puis, sur le terrain on se retrouve à devoir tout faire pour éviter le désastre. » Et si ces angoisses ne suffisent pas, il pourra toujours compter sur sa mère, dans le ciel, pour les partager avec toute la ville comme dans New York Stories (1989).