Il a mis plus de vingt ans à convaincre Woody Allen de lui ouvrir sa porte. Résultat : un documentaire, présenté à Cannes, nous replonge dans la vie et l’œuvre du père de Manhattan.
L’Arche : L’indépendance est-elle un facteur important dans la réussite de Woody Allen ?
Robert Weide : Le meilleur travail accompli dans tous les arts résulte du détachement de l’artiste par rapport aux attentes d’un public de masse. Il n’y a aucun problème à penser à l’audience. Certaines règles doivent être respectées, comme le fait de ne pas ennuyer le public. Les financiers de l’industrie cinématographique ont leurs cahiers des charges, stipulant qu’un maximum de personnes voient le film. Woody Allen est probablement le réalisateur le plus indépendant des États-Unis. Car les personnes qui financent ses films ne voient aucun script à l’avance. De plus, Woody est décisionnaire sur le montage final. Personne n’a ce luxe dans le métier. Il existe de nombreux niveaux d’interférence, mais aucun financier n’accepterait de ne pas voir le scénario avant d’attribuer les investissements. Woody en est arrivé là par son succès et sa rigueur. Il est capable de travailler pour de petits budgets, à moins de 20 millions de dollars par film, sauf pour Midnight in Paris qui a coûté 10 millions de plus. Dans le monde du documentaire, on peut retrouver cela. Lorsque j’ai réalisé mon film sur l’humoriste Lenny Bruce ou mes autres documentaires, personnes ne s’est mêlé de mon travail. De même pour ma série Curb Your Enthusiasm. Quand on vous laisse tranquille, vous pouvez accomplir un meilleur travail. Plus long, parfois, voire trop long.
Votre documentaire sur Lenny Bruce vous a pris 12 ans.
Oui. La blague à l’époque était que j’hésitais entre sortir le film ou lui célébrer une bar-mitsvah ! Lors d’un projet à Londres, j’ai beaucoup souffert d’une interférence incessante sur mon travail. J’ai donc décidé ensuite de ne plus accepter cela et de réaliser un documentaire sur celui qui représente le meilleur modèle en matière d’indépendance : Woody Allen.
L’angoisse de l’indépendance s’est manifestée chez de nombreux réalisateurs dans les années 70. Chez Woody Allen comme chez Francis Ford Coppola, qui en fit la condition du tournage de Godfather Part II.
Bien sûr. Mais l’indépendance ne signifie pas l’autarcie. Il faut rester à l’écoute des remarques, du feedback créatif et technique et puis retenir ce qui est susceptible de faire avancer votre projet. Il faut avant tout permettre au réalisateur d’avoir le dernier mot. Essentiel au succès de cette formule, bien entendu, c’est le recrutement des meilleurs acteurs et surtout d’appliquer les mêmes exigences dans la relation financier-réalisateur que réalisateur-acteur, à savoir ne pas non plus faire sentir sa présence.
Cette volonté d’indépendance est exprimée chez tous les humoristes sur lesquels vous avez travaillé : Groucho Marx, Mort Sahl, Lenny Bruce et Woody Allen.
Indépendance et rébellion. On retrouve ces deux qualités chez eux. Les Marx Brothers étaient très anarchistes dans leur approche de la comédie. Lenny Bruce et Mort Sahl représentaient des symboles de la contre-culture. Woody Allen était rebelle à sa manière, en s’opposant à la volonté des grands studios. Plus remarquable, cette qualité qui inquiète aussi souvent les financiers : le besoin d’évoluer en tant qu’artiste, d’explorer de nouveaux genres. De nombreux artistes préfèrent se contenter d’appliquer les mêmes recettes gagnantes. Lui, dès Annie Hall, il choisit un tournant. Puis, il a réalisé un drame. Et aujourd’hui, il s’amuse à agir à sa guise, selon l’envie, enchaînant les genres.
Malgré ces évolutions, il continue à représenter « le juif new-yorkais » aux yeux de nombreuses personnes…
Peut-être parce que l’humour juif a été le moteur principal de sa créativité, comme ce fut le cas avec Mel Brooks. Je viens d’ailleurs de l’interviewer. En parlant des limites de l’humour, Mel m’a dit qu’on peut traiter tous les sujets, à condition de trouver le bon angle. Face aux grandes tragédies comme l’Holocauste, on ne peut pas attaquer ces sujets frontalement. Il est préférable de se moquer des auteurs de ces atrocités, afin de montrer leur bassesse. Woody a une approche très laïque de son judaïsme. Malgré cela, les gens voient en lui, pour le meilleur et pour le pire, la représentation du juif. Depuis sa bar-mitsvah, il a pourtant cherché à fuir le milieu religieux de son enfance.
Les références juives sont très présentes dans son œuvre. Est-ce donc plus culturel qu’autre chose ?
Il les utilise souvent pour des effets comiques. Mais on les retrouve de manière surprenante dans d’autres films comme Crimes and Misdemeanors. Martin Landau y commet un crime. La question sous-jacente est le prix de son crime. On ne se demande pas si Dieu a l’omniscience et l’art de la récompense. Cette réflexion se déroule au niveau de notre conscience individuelle tout d’abord. Puis, on s’inquiète de savoir si on aura d’autres comptes à rendre. En parallèle à cette histoire, on découvre le triangle amoureux entre Woody Allen, Mia Farrow et Alan Alda avec son humour. Un drôle de mélange des genres s’y déroule. Plus tard, Woody regretta de ne pas avoir seulement filmé la partie tragique du film. Une preuve de plus qu’un auteur n’a pas toujours les mêmes attentes et espoirs que son public. En attendant, il continue à faire ses films, à un rythme effréné, malgré et peut-être aussi à cause de son âge.