Après le déclin, l’incertitude. On se rassure avec des vieux dictons judéo-espagnols.
C’était un programme alléchant : tangos sépharades, films, chansons. Mais la journée internationale du judéo-espagnol/ladino qui s’est tenue les 4 et 5 mars dernier à Istanbul n’a accueilli que 150 personnes. Peut-être parce que seulement 20 % des juifs turcs parlent ce dialecte, mais aussi parce que la communauté juive de Turquie ne cesse de se rétrécir.
Essentiellement concentrée à Istanbul, elle dispose pourtant d’un réseau communautaire performant : des synagogues, dont la plus connue est Neve Shalom, une école qui accueille 600 élèves, un hôpital, une maison de retraite, le journal hebdomadaire en turc Salom avec une page en ladino. Plusieurs organisations caritatives et culturelles dont le centre de recherche de la culture sépharade et le musée du cinquième centenaire de l’arrivée des juifs dans l’empire ottoman renforcent cette image d’un judaïsme turc fort et organisé. Du point de vue religieux, Il est représenté par le grand rabbin Ishak Haleva. La communauté juive de Turquie, est, elle, présidée par Ishak Ibrahimzadeh.
On ne sait pas réellement combien il y a de juifs aujourd’hui. Les autorités annoncent entre 15 000 et 17 000. Mais ils sont de moins en moins nombreux : 82 000 en 1927, année du premier recensement ; 77 000 en 1945 et 46 000 en 1948, année de la fondation de l’État d’Israël.
Les raisons de ce déclin sont clairement identifiées. Dès la fondation de la République, les non-musulmans ont été éliminés des institutions publiques. Comme toutes les autres langues non-turques, l’usage public du judéo-espagnol a été interdit dans les années 30. Très vite, Les protocoles des sages de Sion et Mein Kampf sont devenus des best-sellers.
Les juifs de Turquie ont été de plus, traumatisés par trois événements : des émeutes anti-juives en Thrace en 1934, la conscription obligatoire dans des conditions difficiles pour les non-musulmans en 1941-42 et un impôt du capital contraignant en 1942-44 qui a ruiné de nombreux juifs.
Les autorités turques ont plaidé leur bonne foi en expliquant qu’elles avaient ouvert leurs portes pendant la Shoah et que leurs représentants diplomatiques avaient sauvé leurs compatriotes juifs. Elles citent souvent Salahattin Ulkumen, ce consul général à Rhodes qui a été reconnu « Juste parmi les nations » par Yad Vashem.
Mais en 1948, des dizaines de milliers de juifs turcs sont partis pour Israël animés également par de forts sentiments sionistes. Aujourd’hui, l’hémorragie continue. Cela fait déjà longtemps que la nouvelle génération a choisi de s’installer aux États-Unis et en Europe. L’alya reste faible, même si en 2016, 250 juifs turcs ont décidé de s’installer en Israël, soit le double de l’année précédente. Beaucoup de juifs turcs ont les yeux tournés vers Madrid.
Pour réparer les fautes de l’Inquisition de 1492, elle a adopté une loi, le 1er octobre 2015 qui permet aux juifs sépharades d’obtenir la nationalité espagnole sans abandonner leur nationalité actuelle. Mais il faut pour cela parcourir tout « un chemin de croix » : avoir un patronyme qui figure sur une liste officielle, venir déposer en Espagne des documents officiels devant un notaire et payer 5 000 euros. Mais il faut de plus passer des examens : avoir une connaissance de la Constitution et de l’histoire espagnole, de la société actuelle ainsi qu’une maîtrise parfaite de l’espagnol. Mais, remarque Miguel Gonzalez dans le quotidien El Pais, Cervantès approuverait-il les examens que doivent passer ces juifs à l’Institut Cervantès, eux qui maitrisent plus ou moins bien le judéo-espagnol ? Les juifs âgés de plus de 70 ans sont exemptés de toutes ces procédures, mais trop âgés pour se rendre en Espagne.
À Istanbul, le consul général d’Espagne, Pablo Benavides, reçoit en moyenne dix candidats par jour. 2600 juifs turcs ont entrepris des démarches, dont beaucoup avant même la promulgation de cette loi. En n’étant pas trop regardante, Madrid a accepté d’accorder la nationalité espagnole à 1 000 juifs de Turquie. Mais désormais, ceux-ci se tournent vers le Portugal qui ne pose aucune condition.
Quel que soit leur nombre véritable, les juifs de Turquie ne peuvent faire l’impasse sur une donnée démographique et politique. Ils ne sont qu’une goutte d’eau dans une mer, celle de 80 millions d’habitants, dont plus de 96 % de musulmans.
À la tète de la Turquie, Recep Tayyid Erdogan rêve de redonner à son pays la splendeur du califat ottoman aboli en 1924 par Musthapha Kemal et de mettre fin ainsi à la parenthèse laïque. L’homme fort d’Ankara, qui vient de fêter en grande pompe ses 63 ans, ne cache pas son passé ni ses ambitions.
Formé dans une école religieuse stambouliote, il remplace des l’âge de 16 ans l’imam de sa mosquée pour assurer le culte. Un moment tenté par une carrière de footballeur professionnel, Erdogan se lance dans des études et milite dans le parti du leader religieux radical Necmettin Erbakan. Entre deux cours, il écrit une pièce de théâtre Maskomya, dont il est le principal acteur. Il y dénonce le « complot diabolique des francs-maçons, des communistes et des juifs ».
Erbakan opte définitivement pour la politique qui l’amène à la mairie d’Istanbul en 1994. En 2001, il fonde l’AKP, le parti de la justice et du développement, qui remporte les élections législatives l’année suivante. En 2003, Erdogan est nommé Premier ministre, puis est élu président de la République en 2014. Petit à petit, le respect des lois fondamentales recule. Après un coup d’État avorté en juillet 2016, il fait arrêter 40 000 personnes, interdit 160 medias et dissout 500 associations.
Erdogan entend franchir une nouvelle étape le 16 avril prochain avec un referendum qui, s’il est adopté, lui donnera les pleins pouvoirs, et en théorie jusqu’en 2029. Officiellement, les juifs ne sont pas inquiets. Leurs diri- geants ont d’ailleurs participé à une grande manifestation de soutien à Erdogan après le coup d’État. À plusieurs reprises dans le passé, celui-ci a assuré les non-musulmans du respect de leurs droits. Cette bienveillance affichée a valu à Erdogan d’etre honoré en 2004 par deux organisations juives, l’ADL et l’American Jewish Congress.
Mais au fil des années Erdogan a multiplié des déclarations antisémites sous couvert d’attaques contre Israël. En 2014, il a décidé de rendre le prix que lui avait attribué l’AJC. Son président, Jack Rosen, avait estimé que le dirigeant turc « est sans aucun doute le dirigeant anti-israélien le plus virulent du monde ». Depuis, les relations se sont pacifiées entre Erdogan et les organisations juives américaines. À deux reprises, en février à Ankara et en avril 2016, il a rencontré les responsables de la conférence des présidents des organisations juives.
Les juifs de Turquie subissent aussi, même s’ils s’en défendent, les conséquences des relations entre leur pays et Israël, entachées par l’affaire du Mavi Marmara. Le 31 mai 2010, la marine israélienne prend d’assaut ce ferry qui voulait briser le blocus de Gaza. Neuf activistes turcs meurent. Erdogan exige des excuses, saisit la cour internationale de justice, expulse l’ambassadeur israélien et rappelle le sien.
Sous la pression américaine, Benyamin Netanyahou présente ses excuses à Recep Tayyip Erdogan le 22 mars 2013. Mais la justice turque condamne par contumace, en mai 2014, quatre officiers israéliens impliqués dans l’abordage. Finalement, après plusieurs années de négociations, les deux pays signent un accord le 15 décembre 2015. Israël verse vingt millions de dollars aux familles des victimes de l’arraisonnement du bateau et la justice turque lève la condamnation des militaires.
Après six ans de vide diplomatique, le nouvel ambassadeur d’Israël en Turquie, Eitan Naeh, un poids lourd du ministère des affaires étrangères, présente, le 5 décembre 2016, ses lettres de créances à Recep Tayyid Erdogan. À Jérusalem, son homologue turc, Kemal Okem, proche du président turc, souligne au président de l’État Moshé Rivlin qu’« Israël est un ami et un partenaire de la Turquie ». Les juifs de Turquie voient un signe fort dans cette normalisation, qui renoue avec un passé chaleureux.
En effet, en 1949, en même temps que Paris, Ankara reconnaissait de facto l’État d’Israel. Huit ans plus tard, le Premier ministre israélien David Ben-Gourion et son homologue turc Adnan Menderes signent un accord de coopération contre le « radicalisme au Proche-Orient ». Après la guerre des six jours en 1967, les Turcs exigent l’évacuation des territoires mais refusent de designer Israël comme l’agresseur.
Les relations ne cessent de s’améliorer. En 1991, des ambassadeurs sont nommés, et Haïm Herzog effectue l’année suivante une visite historique. Elle se place dans le cadre des célébrations du « cinquième centenaire de l’arrivée des juifs sépharades dans l’empire ottoman ». Le jour où il prend la parole dans la synagogue Névé Shalom, on ne veut pas donner de l’importance à l’attaque, au même moment, du bureau d’El Al par des manifestants.
En 1996, un accord militaire est signé entre Israël et la Turquie mais il sera mis en veilleuse au moment de l’affaire du Mavi Marmara. Le 2 mai 2005, Recep Tayyid Erdogan, alors Premier ministre, lors d’une visite officielle à Jérusalem et à Ramallah, propose ses bons offices. Mais Ariel Sharon ne donne pas suite à cette proposition de médiation. Aujourd’hui, Ankara et Jérusalem se rejoignent sur des intérêts communs. Mais le double jeu des Turcs vis-à-vis de l’État islamique et leur rapprochement avec l’Iran incite les Israéliens à la prudence.
Dans ce pays qui est en butte au terrorisme, les juifs ne sont pas épargnés. À trois reprises, un shabbat, la synagogue Neve shalom a subi des attentats. Le 6 septembre 1986, 22 personnes ont été tuées par les hommes d’Abou Nidal. Le 1er novembre 1992, le Hezbollah a échoué dans sa tentative. Mais le 16 novembre 2003, deux voitures piégées, déposées par Al-Qaïda, explosent devant la synagogue Nevé Shalom, puis quelques minutes plus tard devant la synagogue Beth Israël. Cette double attaque fait 23 morts.
Des juifs isolés sont aussi assassinés à Istanbul. Le 21 août 2003, un jeune dentiste, Yahya Yasef, est abattu par des islamistes radicaux. Le 13 décembre 2016, Beki Ikala Erikli, une auteure renommée, est tuée. Selon l’enquête, la meurtrière a estimé que le livre de cette femme de 48 ans Vivre avec les anges a « brisé sa santé morale ». Le sang israélien coule aussi. Le 19 mars 2016, trois touristes périssent dans un attentat dans une rue piétonne, et le 31 décembre, une jeune Israélienne est abattue avec 38 autres personnes dans une discothèque par un terroriste déguisé en Père Noël.
Et demain ? Comme dans tous les pays musulmans, l’avenir des juifs de Turquie est synonyme d’incertitude. Pour se rassurer, on se répète ce vieux dicton judéo-espagnol : « Quand il fait nuit profonde, on sait qu’après, l’aube va se lever ! »