Deux figures inséparables. Comme nous l’explique le rabbin Adin Steinsaltz, l’immense traducteur et commentateur du Talmud.
L’Arche : Peut-on dire que Sarah, avec Abraham, constituent le premier couple qui existe vraiment dans la Bible ?
Adin Steinsaltz : Dans une certaine mesure, c’est vrai. Il y a Adam et Eve, mais qu’y a-t-il entre eux en dehors de l’arbre de la connaissance ? Nous ne savons pas. On trouve, dans des ouvrages comiques américains, des descriptions d’Adam qui se retourne et voit Eve qui apparaît. Elle manifeste le désir que toutes les choses aient un nom. Pour quoi faire un nom ? Peu importe, c’est sa volonté ! Elle voit un âne, et proclame : Celui-ci, on l’appellera un âne. Pourquoi un âne ? Parce qu’il ressemble à un âne ! Et le récit se poursuit de cette manière. Qui n’est pas, je vous le confirme, la manière de la Bible. De fait, le premier couple qui apparaît comme couple, c’est Abraham et Sarah.
Noé, on ne savait pas qui était sa femme ?
Non, on ne savait pas. Il avait une femme, cela est certain. Mais qui était-elle ? On trouve toutes sortes d’Aggadot à ce sujet. Une de ces légendes est intéressante, elle dit que la femme de Noé était en fait la fille de Tuval-Caïn. De sorte qu’en fait, on est tous, autant que nous sommes, des êtres de mélange. La moitié de notre sang est le sang de Caïn et l’autre moitié est le sang de Chet. Nous n’appartenons pas à un genre pur. Nous sommes tous à moitié des enfants de Caïn.
Dans le film de Darren Aronofsky sur Noé, c’est très étrange parce que le cinéaste fait entrer Tuval- Caïn justement dans l’Arche !
Le fait est qu’on a dit dans le Midrash que la femme de Noé s’appelait Naama et qu’elle appartenait à la famille de Tuval-Caïn. Elle est restée vivante, ce qui fait que le monde qui subsiste est moitié-moitié. Cela explique beaucoup de choses. Si ce monde est fait de descendants de Caïn, la perspective est différente. Mais parlons d’Abraham et de Sarah. D’abord, même si dans la Torah ce n’est pas évident à cent pour cent, la tradition veut qu’Iska soit l’autre nom de Sarah. Ce qui voudrait dire que Sarah est la fille du frère d’Abraham. Et c’est la raison de la présence de Loth dans le récit. Il est à la fois le beau-frère d’Abraham et son neveu. Cela apparaît d’ailleurs dans la suite du récit, Abraham et Sarah sont des proches parents. Le patriarche n’est peut-être pas tout à fait dans la vérité quand il dit : c’est ma sœur, la fille de mon père et non pas la fille de ma mère, mais ce qu’il entend, c’est qu’ils appartiennent à la même famille.
Il y autre chose d’intéressant – j’ai d’ailleurs beaucoup écrit là-dessus –, c’est que contrairement à d’autres couples qui existent dans la Bible – Amram et Jochevet, Moïse et Tzipora… –, le rapport de couple entre Abraham et Sarah est très visible. Ils font partie d’une image. Ils sont ensemble dans le monde. Ils sont en couple.
On connaît un peu – pas tout, mais un peu – le contexte juridique de la vie de l’époque. Il y a, dans ce rapport-là, des choses qui rappellent le code d’Hammourabi. Si le mari prend pour femme une de ses servantes, et que celle-ci a un fils, que cela déplaise à l’épouse, elle peut s’en débarrasser. Donc Sarah, dans cette histoire, a agi selon la loi.
On ne sait rien par ailleurs de la jeunesse d’Abraham. Ce qu’il a fait quand il était plus jeune. On ne connaît pas le contexte. Ils sont mari et femme. Ils ne sont pas seulement un couple, ils sont partenaires, ils sont associés. Sarah a son mot à dire et elle ne s’en prive pas. De manière générale, elle est une figure à part entière. De ce point de vue, c’est le début du véritable couple. C’est comme un homme et une femme qui vivent ensemble depuis longtemps et qui se rendent compte qu’ils n’ont pas d’enfants. Que vont-ils faire quand les choses ne s’arrangent pas ? Il y a des cas où la famille se désagrège, et des cas où les solutions prennent une autre forme.
Il y a tout de même un grand respect entre eux, et une courtoisie aussi si on en juge par le commentaire de Rachi qui souligne qu’il prend la peine de planter la tente de sa femme avant la sienne…
Oui, vous dites cela parce que c’est Rachi et qu’il est très français… En tout cas, Abraham et Sarah sont partenaires. Ils sont associés. C’est comme Pierre et Marie Curie. Ils travaillent ensemble. Ils ont eu deux enfants ensemble, mais c’est un couple qui œuvre de concert, ce n’est pas un couple où chacun s’occupe de son côté. Je vais vous expliquer ce que je pense du récit d’Abraham. Tout le monde dit : Abraham a fondé le monothéisme. Et pourtant, on ne voit pas cela dans le contexte. Qu’a fait Abraham ? Abraham est quelqu’un de très particulier, pas seulement parce qu’il arpente le monde. Il est prophète, et il l’est comme le sont les prophètes modernes. Il n’est pas prophète dans le sens où il devinerait ce qui arrive. Il a une mission, et je vais vous donner une idée de sa mission telle qu’on pourrait la voir de manière traditionnelle.
Le monothéisme n’est pas perçu comme un progrès, mais comme la religion première de l’homme. Le monothéisme n’est pas une invention qui serait une libération pour l’homme, c’est la religion à venir. Dans toutes les enquêtes anthropologiques, il apparaît que dans les sociétés les plus anciennes, les plus primitives, ce qui domine, ce qui est premier, c’est précisément le monothéisme. Ca ne venait pas en second ou en troisième lieu. Et c’est vrai de toutes les cultures, des cultures amérindiennes à celles de la Terre de feu.
C’est la première couche. Voyez comment fonctionne Abraham. Comment lui est venu le monothéisme ? C’est un phénomène de perfectionnement. C’est quelqu’un qui essaie de faire en sorte de lutter contre un monde rationnel. Car sur le plan rationnel, dans un univers rationnel, on tente de désigner pour chaque chose, une origine, une cause ou un principe supérieur. Il y a quelqu’un qui est désigné pour la pluie, quelqu’un qui est désigné pour le soleil, quelqu’un qui est désigné pour les soucis… C’est une société organisée dans laquelle Abraham évolue. Il grandit dans un monde moderne, polythéiste, qui est au summum de la sophistication, tous les théologiens le savent et tous les philosophes le savent. Abraham dit : Revenons à la vieille religion, celle de nos arrière-grands-parents. Revenons à la formule ancienne, celle qui avait cours avant qu’on devienne modernes. Imaginez ce que cela représente. Quelqu’un qui, aujourd’hui encore, irait contre le progrès ambiant et inviterait à revenir aux formules de grand-papa, que dirait-on de lui ? On le traiterait de romantique.
Abraham fait cela. Il est le missionnaire d’une religion ancienne-nouvelle. Il va rencontrer, au pays de Canaan, Melchitzedek, roi de Salem et prêtre de Jérusalem. Et que fait-il ? Là où il arrive, il monte sur une tribune et il évoque le nom divin. Il fait de la propagande pour la religion ancienne, et il est clair qu’il a des gens autour de lui, tout un groupe important. Une troupe de gens qui le suivent. Essayez de penser aux premiers communistes. À Kropotkine qui fut le premier anarchiste, et qui était un prince russe. Les révolutions ne se sont pas faites par des petits-bourgeois mais par de grands bourgeois. C’est l’élite qui est à l’origine des révolutions. Et Abraham appartient à ce genre de familles. Je suis le fils d’untel et d’untel, mais moi, je n’épouse pas les idées de ce monde. Il y a des temples, des gens qui écrivent des livres sur le Baal. Et tout cela, il va le remettre en cause.
Au nom de Dieu qui se montre à lui sous l’espèce de El Shaddaï (littéralement « celui qui dit la fin »). Certains commentateurs évoquent le fait que Dieu intervient comme celui qui crée le monde, mais aussi celui qui en donne les limites. Le monde est un monde fini…
Oui, et Abraham organise des réunions où il essaie d’en persuader les gens. Il ne le fait pas seul. Ils le font à deux, et ils se conduisent comme un couple, non pas qui vient de se marier mais qui est soudé. On dit qu’Abraham convertissait les hommes, et Sarah convertissait les femmes. Tous deux parcourent le monde, font des émules, et c’est leur mission.
Quand on lui dit qu’elle va enfanter, Sarah rit. C’est le premier personnage de la Bible qui rit !
Mais elle est vraiment une vieille femme. Elle n’a jamais pensé qu’elle pouvait avoir un enfant, et cela lui paraît inimaginable. Il y a un Midrash qui raconte comment était Sarah. Elle était belle et impressionnante. Elle pouvait l’être, parce qu’elle n’avait pas d’enfants et était en mesure de garder sa silhouette. Mais ce n’était pas une femme jeune, et surtout, elle n’y pensait plus. Elle voyait son mari comme un associé. D’autres couples de la Bible ne se voyaient pas de la même manière. Isaac et Rebecca se conduisaient autrement. Rebecca restait à la maison et s’adonnait aux manipulations diverses, c’est autre chose. Rachel et Léa non plus n’étaient pas très allantes. Mais Sarah et Abraham étaient un vrai couple.
Lorsque quelqu’un se convertit, aujourd’hui encore, on l’appelle, si c’est un homme, Ben-Abraham, et si c’est une femme, Bat-Sarah. On revient donc à la racine, et la racine, ce sont eux. Maïmonide a écrit là-dessus dans sa lettre à un converti italien. Et il lui dit : « Sache que même quand on n’est pas issu de façon biologique de Sarah et d’Abraham, nous sommes tous leurs enfants, parce que ce sont des archétypes. »
Alors oui, quand Abraham veut proposer quelque chose à Sarah, il le fait avec tact, avec élégance. « Imri Na », il la prie de, il lui demande, il ne lui vient pas à l’idée qu’il pourrait exiger. Encore une fois, ils marchent ensemble, ils ont des soucis en commun et ils les résolvent à deux. Comme quand elle est chez le pharaon, ou chez Abimelekh. C’est pourquoi Dieu dit à Abraham : « Tout ce que te dira Sarah, écoute-là ! »
En même temps, elle n’agit pas toujours avec élégance. Quand elle dit : « Renvoie le fils de cette servante égyptienne ! » ou « Son fils n’héritera pas à l’égal du mien ! »…
Oui, elle soutient que son fils est le véritable fils, elle voudrait qu’il soit le seul légitime ! Abraham a plutôt une grande sympathie pour Ismaël, mais qui va prolonger la dynastie ? Qui va continuer la route ?
Un autre homme dans l’histoire juive a eu une mission similaire, c’est Samuel. Samuel a créé un judaïsme nouveau, il a suscité une renaissance. Et Abraham, c’est la même chose. La renaissance, pour lui, consistait à revenir à l’ancienne route, à l’ancienne religion, celle du premier homme, celle d’Adam. En soutenant que là est l’original et que tout le reste n’est qu’imitation. Le fait est que le monothéisme, et le monisme d’une manière générale, est compliqué sur le plan de la pensée. Pour le judaïsme, cette dimension moniste, qui est passée ensuite à d’autres cultures et à d’autres civilisations, représente exactement la percée effectuée par Abraham.
C’est devenu par la suite une pensée courante. Le problème, pour quelqu’un comme Einstein par exemple, c’était de créer un seul monde. Les mondes scientifiques divers, il les avait devant lui, mais il a essayé d’en faire un seul, c’était son obsession, jusqu’au moment de sa mort. Et c’est Abraham qui a commencé cela. Nous ne savons pas qui étaient Noé, et Sem, et Japhet, mais tous les autres hommes étaient naïfs d’une certaine manière parce qu’ils suivaient la religion ancienne. Abraham ne suit pas la religion ancienne. Il n’a pas grandi là-dedans. Il est d’une espèce qui revient sur ses pas. Il rejette les idoles de son père. Tacite et d’autres écrivent que tous les juifs sont des athées. Pourquoi ? Parce qu’ils ne croient pas dans les dieux, ni aux uns ni aux autres.
Donc, quand Abraham apparaît, c’est dans cette fonction-là. Il dit : le monde est fait de plusieurs dieux. Moi, tous ces dieux ne m’impressionnent pas, je ne m’en occupe pas. Je dis que ce couple est intéressant parce que c’est seulement dans l’époque moderne qu’on trouve des couples de ce type. C’est notre modèle. C’est un modèle auquel nous revenons comme hommes et comme femmes. Et quand Dieu parle, il parle aux hommes et il parle aux femmes.
Quand Rachi dit que Ketoura, c’est Agar, comment interprétez-vous cela ? C’est une espèce de happy end, une réconciliation finale après l’épreuve ?
Il est possible que ce soit un happy end, mais cela n’apporte pas une solution. Tant que Sarah est là, elle est l’associée. Mais Abraham n’a plus de femme. Agar n’est pas sa femme. Elle est la maîtresse. Elle peut être intelligente, et la légende veut d’ailleurs qu’Agar soit présentée comme la fille du pharaon, elle n’est pas une simple Égyptienne. Mais cela n’a rien à voir avec le couple Abraham-Sarah qui persiste et qui dure. Le Ramban dit qu’il est dommage que Sarah se soit conduite de cette manière avec Agar, et que pour cette raison, nous souffrons des Arabes. C’est notre sanction pour le péché commis. Pour Abraham, il n’y avait pas le choix, il a reçu encore une fois des consignes divines : « Tout ce que te dira Sarah, fais selon sa volonté ! » C’est la raison pour laquelle on dit que les patriarches sont moins importants que les matriarches pour tout ce qui a trait à la prophétie.
Il faut noter qu’Abraham et Sarah sont les seuls dont on change les noms dans la Bible. Ils deviennent des gens neufs. Abram devient Abraham et Saraï devient Sarah. C’est cela qui est original dans la Bible, c’est qu’ils travaillent ensemble. Quand Abraham monte de grade et que son nom change, le sien change aussi
Y a-t-il de l’amour entre eux ? La Bible n’en parle pas, mais parle de l’amour d’Isaac pour Rebecca ?
Ils sont ensemble, ils sont la main dans la main. C’est déjà arrivé dans l’histoire qu’un homme et une femme marchent ensemble comme leaders idéologiques. Ce n’est pas tout à fait l’exemple, mais si j’ai bonne mémoire, c’était le cas de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Je les ai rencontrés. Ils n’avaient pas d’enfants. L’aspect émotionnel ne paraissait pas être dominant. Ce qui dominait, c’est que le couple était doté d’une même idéologie. Il y a un lien bien sûr, ce n’est pas une relation platonique, mais ce lien n’est pas l’essentiel. Ce qui est fondamental, c’est la charge que l’on prend en commun. Mais Abraham a, malgré tout, des compliments à l’adresse de son épouse. Il dit à Sarah qu’elle est une belle femme. Cela aussi, on ne le trouve pas ailleurs dans la Bible.
Rachel est belle de traits et d’apparence, le texte le dit explicitement…
Oui, mais il n’est pas écrit que Jacob le lui a dit !
La séquence sur la vie de Sarah s’ouvre par l’évocation de sa mort. C’est étrange de raconter la vie d’une femme en commençant par sa mort ?
Le récit porte surtout sur la recherche d’un mausolée pour la famille. Pas seulement pour Sarah. Il sait qu’on va l’enterrer là, il cherche en fait un lieu pour sa sépulture, et il envisage d’être enterré aux côtés de Sarah. C’est un mausolée pour la famille et pour la descendance, mais c’est la manifestation que lui importe ce qui arrive à Sarah.