Un de ses derniers coups de fil fut une engueulade. C’était le lendemain matin d’un dîner du Crif. Nicolas Sarkozy avait prononcé un discours où il proposait que dans les lycées, chaque classe prenne en charge la mémoire d’un enfant déporté. La proposition avait reçu un accueil mitigé. Personne ne savait trop bien comment réagir, d’autant plus qu’on murmurait que l’idée n’était pas la sienne, qu’on la lui avait soufflée. Simone Veil avait été la première à commenter la proposition. Elle était choquée et très opposée à l’idée.
J’étais à l’époque directeur de radio et j’ai très vite compris qu’elle voulait me sonder. J’avais écouté le discours comme tout le monde, surpris par la séquence sur les classes de lycée et même un peu décontenancé. J’ai dû bredouiller quelque chose et immédiatement le ton est monté. Elle m’engueulait copieusement. « Avez-vous écouté vraiment le discours ? L’avez-vous lu ? » Elle était outrée, hors d’elle, et sans me laisser le temps de répondre, s’est acharnée à démolir la proposition. Et quand elle a eu fini, elle a raccroché brutalement. J’étais cé jour-là pétrifié, d’autant plus penaud que j’avais conscience qu’elle avait raison. Dans l’atmosphère conviviale du dîner de la veille, à l’écoute d’un discours plutôt bienveillant, et qui voulait bien faire, personne ne s’était aperçu qu’une idée qui partait d’un bon sentiment, allait avoir un effet déplorable. Elle s’en était tout de suite rendue compte et avait décidé de frapper fort. Si fort qu’avant même que le débat soit installé, la proposition fut écartée sous son impulsion.
Cette conversation m’est restée en mémoire parce que Simone Veil y apparaît telle qu’en elle-même. Exigeante pour elle-même et pour les autres, entière, se battant pour ce qui lui paraissait juste, se refusant aux concessions et aux compromissions.
Les coups de colère faisaient partie du personnage, mais entre tant de rencontres et d’entretiens que j’ai eu le bonheur d’avoir avec elle, il y avait ces moments où le regard vert clair devenait tout d’un coup très doux et où la voix nerveuse et saccadée prenait des accents plus apaisés.
Souvenir ancien d’un de ses voyages en Israël où elle a retrouvé d’anciennes camarades de déportation qu’elle revoyait pour la première fois. Cette étreinte interminable, bouleversante, pendant laquelle tous les journalistes qui l’accompagnaient avaient compris d’instinct qu’il fallait s’éloigner pour laisser place à ces retrouvailles d’une incroyable intensité. Cette image demeure pour moi inoubliable. Ce sentiment d’un noyau dur intime et à-jamais indicible que partageaient celles et ceux qui avaient traversé ensemble l’épreuve ultime, je ne l’avais vu qu’une fois, lors d’une représentation de la pièce de Charlotte Delbo : « Qui rapportera ces paroles ? »
Souvenir encore d’un voyage à Auschwitz-Birkenau pour l’anniversaire de la libération des camps. Elle, droite, digne, entre Helmut Kohl, le rabbin Méir Lau et Elie Wiesel avec son béret. Et après la cérémonie, elle s’était montrée si proche, elle m’avait pris de côté, nous avons bavardé et sa voix était de nouveau très douce et très calme devant les micros ;
Souvenir d’un entretien où nous avons parlé de transmission et elle avait admis qu’une fois passée la génération des témoins, il faudra bien se résoudre à l’idée que la mémoire allait se faire par le roman – nous étions dans le débat autour du livre de Jonathan Littel et du film de Roberto Benigni -, par le cinéma, par les arts.
Le dernier entretien que je conserve en mémoire, c’était au moment de la parution de son autobiographie, « Ma vie ». J’étais à son bureau de la Fondation du judaïsme français. Je me souviens seulement de ma dernière question. « Vous n’êtes pas croyante, mais vous voulez quand même qu’on dise un kaddish après votre mort ? » « Oui » a-t-elle dit très simplement. Et elle a raconté comment elle tenait de son père un attachement lié à la connaissance, au savoir, à la transmission, et de sa mère les valeurs de respect, de tolérance, de solidarité. Ce que son fils Pierre-François a encore résumé dans les colonnes de l’Arche en disant que son judaïsme était « imprescriptible ». C’est vrai, elle était juive par toutes les fibres de sa peau, par tous les bouts de sa vie, par tous les engagements qui furent les siens.
Ce que nous lui devons ? C’est avant tout cela. Avoir représenté pour la nation toute entière le courage d’une grande dame rescapée de la déportation, qui a puisé en elle-même l’énergie pour survivre. Courage de reprendre ses études après la guerre, de devenir magistrate, de s’investir dans la vie politique. Courage d’avoir défendu ses convictions contre vents et marées, contre les insultes et les railleries, et d’être devenue une figure européenne exemplaire, un symbole du droit des femmes et une grande figure du judaïsme.
Nous lui devons aussi un apprentissage de la transmission. C’est par elle que la récupération de la mémoire s’est faite au lendemain de la guerre. Personne ne voulait rien entendre, on voulait tourner la page. Elle a été la première à faire entendre sa voix en clamant que pardonner était impossible, mais qu’il fallait tout faire pour que « ça ne se reproduise pas ». En commençant par rassembler cette mémoire en en faisant une mémoire commune.
Elle a su rassembler autour d’elle comme personne, faire en sorte que chacun se sente aujourd’hui très proche au point d’avoir le sentiment d’avoir perdu quelqu’un de la famille. Beaucoup l’appelaient « Simone » . Tout le monde l’aimait. Et elle a su incarner aux yeux de tous les Français à la fois la mémoire de la Shoa, l’émancipation des femmes et la construction de l’Europe.
Sans elle, c’est vrai que la France n’est plus la même. L’Europe a perdu une de ses grandes voix. Et le judaïsme français s’est appauvri. A ses fils Jean et Pierre-François, nous voulons dire notre peine profonde et notre immense gratitude pour la vie qui fut la sienne et pour l’image qu’elle laisse en héritage aux siens et au monde entier.