Viktor Lazlo mêle les époques, les continents, les drames intimes et historiques. Un roman dans lequel des esclaves d’Afrique rencontrent des juifs d’Europe. A priori, tout les sépare si ce n’est l’errance, la survie, l’amour et l’espoir.
Son nom de scène prête à confusion. Non, Viktor Lazlo n’est pas un homme, mais une femme à la beauté sculpturale et à la personnalité passionnée. Elle multiplie les vies et les modes d’expression. Propulsée par son tube, « Pleurer des rivières », l’artiste se distingue pour ses nombreux albums ou son spectacle consacré à Billy Holiday. La télé et le cinéma lui offrent aussi des rôles très divers, mais l’écriture romanesque s’est imposée au fil des années. « La chanson est une autre façon de raconter des histoires. » Quittant le registre de l’intime, elle s’empare d’une fresque ambitieuse, brassant une multitude de destins en mouvement. Les passagers du siècle se veut une traversée de 1870 à nos jours. Elle s’ouvre sur la tragédie de Yamissi, une jeune fille africaine transformée en esclave. Jetée dans les cales d’un navire, elle débarque à Cuba pour entrer au service d’Ephraïm, un juif polonais. Parallèlement, on retourne sur le vieux continent pour suivre Samuel et les siens à travers les soubresauts de l’Histoire. Un jeu de miroir qui évoque la puissance de nos ressemblances. Leurs existences éparses finiront par tisser une toile, nous rappelant la force et les fêlures de l’humanité. Une quête des origines que Viktor Lazlo va adapter à la télévision.
L’Arche : Pourquoi ce roman autour d’une double tragédie, la traite négrière et la Shoah ?
Viktor Lazlo : Parce que la concurrence mémorielle m’insupporte. J’avais besoin de dire stop à cette attitude absurde et abjecte. La haine et les préjugés sont ancrés plus loin que je ne l’imaginais. Dieudonné base son fonds de commerce sur cette opposition constante, or il n’y a pas une souffrance qui prime l’autre. Juste une fratrie de beautés et d’horreurs humaines. On doit les regarder en face, parce que nous les possédons dans notre ADN. L’humanité est si complexe… Nous partageons tous une mémoire. Qu’on soit noir, juif ou blanc, on est concerné par l’histoire de l’humanité. N’étant pas essayiste, j’aime raconter des histoires.
Tout comme Fleur, avez-vous toujours eu besoin de coucher votre histoire sur le papier ?
Adolescente, je me sentais totalement incomprise. Je vivais une vie souterraine que mes parents n’auraient jamais approuvée. Ainsi, j’ai œuvré silencieusement à ma propre destruction. J’allais toujours droit dans le mur, mais malgré ces dangers, j’ai été miraculeusement sauvée. Est-ce dû à la naïveté ou à une confiance en ma bonne étoile ? J’ai débuté mon journal intime à 11 ans, en étant persuadée que je deviendrai écrivain dans un futur lointain. La danse, le chant et la scène constituent ma première vie. Il m’a fallu trouver une certaine quiétude pour oser libérer les histoires qui grouillaient en moi.
Écrire est-ce une volonté de laisser une trace ?
Non, ce qui m’importe c’est la transmission. On ne peut pas envisager l’avenir si on ne connaît pas son passé. Sans cela, on risque de rater sa construction personnelle. L’histoire racontée ici est comparable à celle des immigrés maghrébins des années 60-70. L’Occident les a fait venir pour travailler. Après les avoir garés dans des lieux inhumains, elle les a rejetés une fois qu’elle n’en avait plus besoin. Beaucoup de femmes et d’enfants ont été laissés à leur merci. Cette humiliation constitue un vecteur de haine, dont Daech s’empare aujourd’hui. Les « Invisibles » de nos sociétés m’intéressent, parce qu’il y a tant de voix désireuses de les étouffer. L’humiliation des migrants m’interpelle car elle donnera naissance à une haine, qui constituera le cauchemar de la prochaine génération. Je souhaite que ce livre agisse en douce, pour rappeler que nos mémoires peuvent renfermer des bourreaux et des victimes.
L’un des enfants juifs du roman se voit recommander : « Si tu survis, tu pourras raconter ». Pourquoi ce souci ?
Pour éviter que les erreurs se reproduisent. Bien que l’Homme s’avère de plus en plus intelligent, il me semble important d’oraliser l’Histoire, afin d’empêcher les négations ou les mensonges de resurgir. Peut-être que c’est de là que découle l’antagonisme entre la traite négrière et la Shoah. La transmission a été mieux faite du côté des victimes juives car, dans notre Histoire, les esclavagistes ont réussi à convaincre la population noire de « se blanchir » pour se libérer. A posteriori, je réalise que, dans ma famille, on devait être parfait et surtout ne pas faire de vagues. J’ai été élevée dans l’idée de m’intégrer grâce à l’éducation et la culture. C’était à nous d’aller vers la société, qui nous accueillait, or elle ne nous acceptait pas comme nous étions. La population juive possède une véritable identité. Elle ne leur a jamais été démentie, tant sa religion et sa philosophie représentent une toute-puissance. Les hommes y sont tenus par la communauté. Il n’en va pas de même de la population issue des esclaves multiethniques. Ce déplacement d’un continent à l’autre a fini par effacer les personnalités et les singularités, au point d’imprégner les mentalités.
Comment cela se traduit-il au sein de votre famille ?
Je suis l’arrière-petite-fille d’une esclave. Ma grand-mère était persuadée qu’elle devait se laisser « trousser » par son patron blanc, histoire d’avoir un enfant à la peau claire. La communauté juive a été persécutée depuis la nuit des temps, mais elle n’a jamais été désagrégée. Mes parents faisaient partie de la génération qui refusait de parler ou d’affronter son histoire. Pourtant mon père se disait « nègre ». Alors qu’il était conscient de sa différence, il n’a pas voulu la transmettre à ses filles. J’ai toujours eu plein d’amis ashkénazes, mais mes parents étaient persuadés qu’ils ne voulaient pas de moi. Cette idée m’insupportait. Je suis persuadée qu’ils étaient ignorants de l’Histoire, de sa vérité et de sa répétition.
Comment avez-vous découvert la Shoah ?
Depuis que je suis petite, j’ai l’impression de porter cette tragédie non vécue par ma famille. Je l’ai ressentie plus tôt que mon ascendance légitime, liée à la traite négrière. À 9 ans, ma mère m’a offert le journal d’Etty Hillesum (morte à Auschwitz), Une vie bouleversée. Elle, qui était folle de littérature et d’Histoire, refusait pourtant de se pencher sur la sienne. Or elle m’a néanmoins transmis les éléments me permettant de fabriquer ma pensée. Lors de la découverte de l’horreur de la Shoah, j’avais un cauchemar récurrent : cachée dans un piano, j’entendais des bottes nazies approcher. Peut-être que je fais partie d’une famille juive sans le savoir. De par mon empathie naturelle, je porte en moi cette histoire car j’ai toujours été attirée par les peines aux injustices irréparables.
Qu’est-ce qui vous a passionnée dans vos recherches ?
Les recherches peuvent entraîner un abîme séduisant, dans lequel on ne doit pas se perdre. À l’aide d’une historienne, j’ai pu replonger dans la ville de Nantes, marquée par le commerce triangulaire, ou le ghetto de Bialystok. Certains personnages du roman ont vraiment existé. Hautement romanesques, ils ont changé la face de l’humanité, comme le médecin et homme politique Ange Guépin, ou Céspedes qui a aboli l’esclavage à Cuba. Le privilège du romancier étant de ne pas être tenu à une vérité historique totale, même s’il tend à s’en rapprocher.
Les femmes sont souvent au cœur de vos romans ou de vos chansons. Pourquoi ce goût des battantes ?
Les femmes sont à la croisée des chemins du monde. Sans cette clé de voûte, il s’écroulerait. J’ai débuté ce roman il y a trois ans. L’idée était de partir du passé pour arriver à notre ère. Il devait forcément y avoir une femme à l’origine. Née en Afrique, berceau de l’humanité, elle trace un parcours à travers l’Histoire. L’esclavage, dont elle est victime, incarne un arrachement à sa famille et à son continent. Seuls les plus forts survivent à la traversée de l’Atlantique, tant on les laisse crever dans les cales. Il s’agit là d’un assassinat lent et progressif. Cette perte d’identité aliénante passe par la suppression du nom, de la langue et des rites. L’esclavage ne représente pas un exil, c’est un crime ! J’éprouve une abjection envers ceux qui cantonnent des gens aux portes de la société, à cause de leur religion ou leur couleur de peau. Je ne comprends pas qu’en Amérique, on en soit toujours là avec la communauté noire. Pourquoi certains hommes fédèrent-ils à une telle exclusion ? Ces imbéciles sont hélas très doués, comme l’ont démontré les tyrans de notre belle humanité.
Qui définit l’identité, soi ou les autres ?
Les autres, mais mes héros vont découvrir qu’on ne peut jamais cacher ou enlever une identité. Elle nous rattrape toujours. Tous mes protagonistes s’avèrent paradoxaux. Ils nous questionnent quant à nos faiblesses. Le silence de Samuel me renvoie à celui de mon père martiniquais. Il m’a transmis mes origines tardivement, mais mon héritage de la négritude est surtout dû à des auteurs comme Chamoiseau. Enfant, mon métissage était un cadeau qui me distinguait par mon exotisme. Mais à Bruxelles, je me suis retrouvée face à des racistes de base. Le harcèlement s’est mis à grimper comme du lierre… Il m’a larvée, alors j’ai eu besoin d’affirmer mon identité, afin d’en extraire sa quintessence. Plus tard, le métissage m’a étriquée. Je n’étais jamais assez noire ou blanche pour être acceptée. Aujourd’hui, je me sens noire et forte. Faites de plusieurs couches transgénérationnelles ou d’histoires, l’identité nous façonne malgré nous. Elle pèse parfois plus lourd que nos choix.
Le roman pose justement cette question : avons-nous toujours le choix ?
Non, même s’il nous reste celui de mourir. Si on décide de vivre, on doit accepter nos faiblesses et notre médiocrité. Le courage ? C’est oser regarder en face ce qui nous fait peur, à savoir notre faculté à blesser les autres. Tant de choses découlent de là. Quand j’écris, j’ai l’impression de continuer à travailler à ma construction. J’emprunte cette route seule, or elle me permet d’avancer, dans une meilleure connaissance des autres et de moi-même.
En dépit de leurs errances et de leurs solitudes, deux êtres « peuvent inventer un possible » qu’incarne l’Amour. Qu’est-ce qui fait sa force ?
Grâce à l’amour, on peut trouver son Autre et mettre face à face deux êtres que tout sépare. Ici, c’est un long trajet de vie qui unit mes héros. Leur rencontre symbolise le point d’orgue, mais les jeux de miroirs sont dangereux. Il faut beaucoup d’amour pour dépasser les souffrances respectives. C’est aussi la solitude qui rapproche Yamissi l’esclave et Ephraïm le juif, à Cuba. Ce dernier est isolé dans sa singularité, sa religion, ses prises de positions et son humanisme. Levinas se demandait « si le trajet d’un individu permet de se racheter, pourquoi a-t-on besoin de Dieu ? » Il faut savoir pardonner aux autres, pour pouvoir avancer. Se pardonner à soi, c’est déjà s’accepter tel qu’on est.
L’espoir est-il le dénominateur commun de vos héros ?
Les forces de l’espoir et du rêve font partie de la nature humaine. Même au milieu de l’horreur, des gens sont capables de faire naître la survie, la beauté et l’idée d’un avenir possible. On a beau vouloir écraser l’Homme, il renaît toujours. La survie est un miracle ! Loin d’être pessimiste, je suis capable de voir la création chez l’être humain.
La liberté est souvent remise en question, dans ce livre. Quelle est la vôtre ?
J’aime cette idée de Virginia Woolf, disant qu’on peut « fermer la porte et avoir une chambre à soi ». Ainsi, je décide de mes moments de solitude, tout en m’exprimant librement. On oublie trop souvent qu’on vit dans un pays formidable. J’ai dû me libérer de ma bonne éducation. Il y a plusieurs façons de réparer les choses. Tous les héros du livre cherchent à réparer la famille, le couple, la communauté ou la société. On construit mieux cette dernière en commençant par son propre cœur. L’écriture est ma survie. Elle correspond à un besoin péremptoire de répondre à l’angoisse. J’ai eu la chance de grandir dans une famille aimante, mais les non-dits m’ont attaquée. Alors écrire répond à une nécessité absolue.