Le diagnostic implacable de Jean-François Colosimo
On a dit à propos d’un grand éditeur parisien qui a fait l’objet ces jours-ci d’une biographie, qu’il fallait, pour exercer ce métier, trois vertus : accoucher des projets ambitieux, être capable de devancer l’actualité et être un chef de troupe. Beaucoup d’auteurs qui ont travaillé avec Jean-François Colosimo pourraient témoigner qu’il possède comme personne ces trois qualités en lui.
Mais Colosimo n’est pas seulement éditeur, il est historien des religions, essayiste, enseignant, écrivain, et il nous offre avec son dernier opus magnum – « Aveuglements » (Cerf) – une plongée érudite et décapante du monde tel qu’il va. Ou plutôt tel qu’il ne va plus. Le constat est terrible. « On est dans une mutation. On est passé de la souveraineté de Dieu à celle de l’Etat, de la nation, du peuple, de l’individu…et maintenant, elle est en passe de devenir celle du rien ».
Avec des bonheurs d’écriture, de grandes envolées, un humour corrosif – que tous ceux qui l’ont approché connaissent bien – tout y passe. L’esprit des Lumières – faut-il s’émanciper de tout, s’inventer de toutes pièces et rejeter l’héritage historique et religieux qui nous a façonnés ? Le choc des civilisations – lequel n’existe pas, selon l’auteur, et ne serait-ce que parce que chacun des deux blocs est en lui-même fracturé. Le retour du religieux – sous une forme particulière, on a voulu exclure le religieux de la sphère politique, et c’est la sphère politique qui s’est retrouvée plus religieuse.
Colosimo n’a pas tort de prendre en exemple quelques noms propres pour étayer sa démonstration. Gros plan sur Carl Schmitt et son instrumentalisation par la gauche et la droite réunies, au point que sa pensée accompagne les néoconservateurs américains autant que les derniers tenants du gauchisme soixante-huitard. Cela donne, à l’arrivée, Carlos qui se convertit à l’islam en prison. Ou encore Roger Garaudy qui passe du christianisme de gauche au communisme, à l’islam, pour finir dans un négationnisme parfaitement assumé. Ou Balibar qui manifeste une indulgence pour l’islamisme politique et qui ne voit plus d’ « universalité » que dans la cause palestinienne…
La vérité, ce qui fait trait d’union entre cette « collection d’allégeances », c’est la passion continue pour le déni du réel. Tout vient de là et tout y ramène. C’est cet aveuglement, cette cécité, cette volonté de ne pas voir l’horreur alentour, qui explique la perte de la « grammaire du monde ». En adepte d’un « journalisme transcendantal » sur la lignée de Péguy et de Maurice Clavel, Colosimo part à la recherche de toutes les failles du système, tout ce qui fait que les repères se sont brouillés et que le code a changé.
Il y a longtemps que ceux qui le connaissent le savent, Colosimo, qui est le plus adorable des hommes, le plus courtois et le plus gai, dévient féroce dès qu’il entreprend de coucher son diagnostic sur le papier. Tolstoï à la ville, il se transforme en Karamazov dès qu’il a un crayon sous la main.
Résultat : ce gros pavé de 550 pages qu’on n’ouvre pas sans être intimidés. Il y a la grosseur du livre, mais aussi l’abondance, l’époustouflante érudition déployée sur trois siècles, la plume qui brasse des hommes et des femmes, des pensées, des religions, des théologies, des guerres, des civilisations, des courants de pensée…( si l’auteur avait eu l’idée de mettre un index des noms cités, on aurait eu 300 pages de plus). A sa décharge, il faut dire qu’il a aménagé des pauses et veillé à ce que le voyage soit agréable en sa compagnie. Il ne dédaigne pas les bons mots. J’adore celui-ci à propos de Nietzsche : « Un bon éditeur, qui lui a manqué aurait corrigé l’abus des superlatifs dans sa prose ». Il pourfend au passage « une extrême-gauche à dormir debout », s’apitoie sur tous les « défroqués du Décalogue » que nous sommes tous un peu forcément devenus. On revisite avec lui quelques débats qui ont marqué les dernières décennies, le débat Badiou-Milner, le débat Sartre-Benny Lévy, le débat Régis Debray-Marcel Gauchet…On revient, en ces temps anniversaires, sur le « spectacle émeutier de mai 68 qui a littéralement terrorisé Lévinas (ce n’est pas faux, et même parfaitement exact). On évoque le transhumanisme version californienne, le Maharal de Prague et son Golem, et tous ces mythes qui sont devenus des fictions modernes.
L’auteur confesse que c’est le croisement du religieux et du politique qui l’a toujours passionné, et que la seule question qui vaille aujourd’hui est de savoir pourquoi et comment les fondamentalismes religieux sont nés avec la modernité et lui sont intrinsèques, pourquoi et comment aussi « l’injection du politique dans le dogme ne donne même pas lieu à un amalgame mais dissout la foi de l’intérieur ». C’est la question qui est au centre de cet ouvrage copieux, pour ne pas dire obèse – mais qui ne voit que le code a changé et que c’est le réel qui est devenu obèse ?
A la question posée, centrale, cruciale, l’auteur n’a pas de réponses toutes faites, mais il modifie en tout cas le regard en pointant du doigt tous les « angles morts » du discours contemporain. On sort de la lecture plus intelligent mais un peu tourneboulé – comme d’une visite au Louvre à grandes foulées. Les questions après tout ne sont pas faites pour être solvables. Il suffit parfois d’un simple déplacement du curseur pour qu’elles apparaissent telles qu’en elles-mêmes. Béantes et irrésolues.
Salomon Malka