Un entretien inédit entre deux figures du judaïsme français qui débattent de l’avenir d’Israël.
L’Arche : D’où vous est venue l’idée de publier cet entretien entre André Chouraqui et Léon Ashkenazi ? Est-ce à dessein que vous avez choisi la date du 70e anniversaire pour publier ce texte ?
Denis Charbit : Annette Chouraqui, la femme d’André Chouraqui, a organisé avec Francine Kaufmann à l’automne dernier un colloque à l’occasion du centenaire de la naissance de cette grande figure du judaïsme. J’avais souhaité y présenter la vision très originale qu’il avait de la résolution du conflit israélo-arabe. Elle m’a proposé alors de jeter un coup d’œil sur cet entretien inédit qu’il avait mené avec Léon Askénazi. J’ai parcouru le texte et je me suis aussitôt dit qu’une présentation pour un colloque ne suffirait pas, qu’il était indispensable de le livrer au lecteur in extenso. Jean Mouttapa des éditions Albin Michel, qui fut un ami d’André Chouraqui, était ravi et honoré de publier un inédit de ces deux sages. J’ai donc établi le texte définitif, passant de l’oral à l’écrit tout en essayant de conserver des traits de langage propres aux deux hommes afin qu’en les lisant on entende leurs voix.
L’entretien ayant été réalisé en 1987 au début du quarantième anniversaire, nous avons souhaité jouer de cette coïncidence avec le soixante-dixième et mis les bouchées doubles pour que le livre paraisse à cette date. Voila pour les coulisses de l’ouvrage. Pour ce qui est du contenu, ce décalage de trente ans entre l’enregistrement et la publication permet de mesurer la pertinence de leur réflexion. En apparence, 1987, c’est de la préhistoire : Israël a un dynamisme et une capacité d’innovation telle qu’il est méconnaissable par rapport à ce qu’il était autrefois. Et pourtant, le texte transcende le temps écoulé. C’est que les deux hommes ne se prononcent pas, ou à peine, sur l’actualité. Sans être au-dessus de la mêlée, ils vont à l’essentiel ; et l’essentiel, pour eux, c’est de dévoiler l’impact de la création de l’État d’Israël sur le monde. Qu’est-ce que le passage a l’heure d’Israël change et bouleverse dans la relation avec la Diaspora, dans les relations entre les différentes composantes de la nation juive : les religieux et les laïques, sans oublier les ultra-orthodoxes. Ils s’interrogent également sur le cours nouveau donné au dialogue judéo-chrétien et au dialogue judéo-islamique du fait de la naissance d’Israël. Leur intuition fondamentale, c’est que l’État juif, restauré après deux mille ans, n’est pas réductible à un fait politique, social, militaire et humanitaire. L’État d’Israël présente une dimension spirituelle et il incombe au sionisme religieux d’en tirer les conséquences. Le plan spirituel est impliqué, je dirai même mobilisé dans cette aventure qui dépasse les hommes qui l’incarnent. Le défi, pour moi qui suis campé sur l’autre rive, était de comprendre les ressorts de cet engagement et de cet engouement singulier, de percevoir ses effets aujourd’hui et ses risques également.
L’un et l’autre vous paraissent-ils représentatifs du judaïsme français ?
Ce sont d’abord les deux premiers visages du judaïsme algérien, sinon d’Afrique du nord, dont le prestige a dépassé les limites du continent. Je compare Chouraqui à un ministre des Relations extérieures, tandis qu’Askénazi est le ministre de l’Intérieur du judaïsme. Chouraqui a été un des interlocuteurs de l’Église catholique, son œuvre principale est sa traduction de la Bible grâce à laquelle le lecteur entend enfin à travers la langue française la source hébraïque. Chouraqui est l’homme du dialogue et ses trois mots-clés sont alliance, convergence et harmonie. Léon Askénazi, lui, était avant tout préoccupé du renouveau du judaïsme après la seconde guerre mondiale. Bien sûr, il était très attentif à ces ouvertures sur le monde, mais ce qui le motivait d’abord était le ressourcement intérieur, l’élaboration d’un message juif traditionnel métamorphosé par l’existence de l’État afin de pouvoir ensuite s’adresser aux nations. Leur œuvre respective est considérable. Celle de Chouraqui passait par l’écrit, celle de Léon Askénazi par la parole. Plus qu’Askénazi a représenté le judaïsme français, c’est le judaïsme français qui s’est reconnu dans le judaïsme de Léon Askénazi. Il avait un charisme qu’il a pu exercer à travers les institutions juives de France qu’il a animées de son aura, laissant auprès de ses élèves un souvenir impérissable : l’École d’Orsay, le DEJJ, le Centre Rachi. Chouraqui excellait, lui, dans le dialogue en tête à tête. Ce furent deux personnalités rayonnantes, sans oublier un autre pole qui ne fut pas moins important dans l’essor du judaïsme incarné par André Neher et Emmanuel Levinas.
Dans leur positionnement a la fois sur des thèmes de société, de religion de politique, ils sont assez éloignés l’un de l’autre, mais tout se passe comme si les antagonismes avaient été atténués. Est-ce parce que les dialogues sont directs et sans intermédiaire ? Ou est-ce parce qu’ils sont en réalité plus proches qu’on ne pensait ?
Chouraqui est profondément un homme de dialogue qui cherche toujours la voie de la réconciliation, même et surtout lorsqu’il a affaire avec celui qu’il tient pour un maître et pour lequel il multiplie les gestes d’amitié et de gratitude. Cet effort d’harmoniser sa position avec celle de Manitou ne saurait pourtant dissimuler leur divergence. Pour les deux hommes, l’enjeu majeur de la création de l’État d’Israël est le début de la rédemption. Mais je note derrière cette convergence deux politiques différentes du messianisme. L’un et l’autre manifestent ce que j’appelle un judaïsme assertif, un judaïsme qui se pense lui-même et qui n’entend plus être pensé par les autres puisqu’ils s’y sont très mal employés. Leur conception de l’universel n’est pas identique: elle passe avec Chouraqui par la réconciliation des enfants d’Abraham ; celle d’Askénazi requiert un auditoire universel, mais il est appelé a rester passif et spectateur de la renaissance juive. Le messianisme de Chouraqui est plus lyrique, plus éthéré, plus spirituel que religieux, mais derrière cette réconciliation universelle qui semble toujours être sur le point de se manifester, je discerne une très grande prudence, là où le ton de Manitou est celui de l’injonction et la précipitation à déclarer ici et maintenant l’ère messianique.