Chef de service des maladies vasculaires à l’hôpital européen Georges Pompidou, Président de Hadassah-France, le professeur Messas estime qu’il faut en revenir à la clinique et au rapport au patient.
L’Arche : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » La consultation qui a été mise en place, est-ce une bonne manière de préparer ce projet de loi ?
Emmanuel Messas : Je pense que cette consultation est nécessaire et sera bénéfique pour tous si elle est réalisée dans un climat apaisé et avec un but clair. Elle est importante pour nous, les scientifiques, les médecins, afin de juger de l’état de connaissance ou de méconnaissance du public vis-à-vis de ces lois bioéthiques qui sont parfois très opaques, utilisant des mots techniques – PMA, GPA – qui traduisent des situations cliniques très différentes pas toujours bien appréhendées par le public en général. Ces rencontres sont donc l’occasion de clarifier les enjeux et de faire de l’éducation. Elles permettent aussi de tâter le pouls de la population et du niveau de ses exigences. Ce sera aussi d’ailleurs l’occasion de reprendre un contact direct avec la population afin de dissiper les doutes survenus après les dernières affaires concernant certains médicaments ou marqueurs biologiques (cholestérol). C’est enrichi par ces assises de la bioéthique que le comité d’éthique fera ses propositions de façon indépendante et les remettra au parlement afin que celui-ci légifère pour une nouvelle loi bioéthique qui sera soumise probablement courant 2019.
Sur la question de la procréation, PMA – procréation médicalement assistée – et GPA – grossesse pour autrui -, quelle est votre position ?
La PMA et la GPA répondent à deux problématiques différentes. Autant la procréation médicalement assistée, c’est un couple – une mère et un père identifiés ayant des problèmes d’infertilité et qui doivent être aidés afin de concevoir un enfant. Autant la GPA – gestation pour autrui – pose le problème de la maternité avec une mère commanditaire ou intentionnelle et une mère porteuse. C’est le cas, entre autres, des femmes qui malgré une fonction ovarienne conservée ne peuvent mener une grossesse à terme du fait de l’absence d’utérus (post-hystérectomie ou congénitale) ou d’une malformation congénitale ou acquise (Syndrome d’Asherman, distilbene, leiomyome, etc..). Certes, il y a souvent un enfant biologique qui descend génétiquement d’une mère (l’intentionnelle) puis une mère porteuse qui porte l’enfant neuf mois et qui le met au monde avec a priori tous les attributs apparents d’une mère authentique (l’enfant sortant de son utérus). On mesure à quel point, la GPA, peut entrainer des questions, éthiques et halakhique très complexes (impacts psychologiques, problème du statut personnel au niveau halacha…).
Il semble qu’en Israël, quelques cas ont été réalisés mais cela reste l’exception, avec des conditions très restrictives pour le couple demandeur et pour la mère porteuse, qui n’est compensée que pour les frais liés directement à la grossesse. Pour l’instant, la GPA est interdite en France. On attend le résultat de ces assises pour évaluer les attentes réelles du public en la matière et les recommandations du comité d’éthique. Le Sénat avait émis un rapport en 2008 en faveur de la GPA, avec des conditions là encore très restrictives, et qui devait se faire avec une réelle volonté d’altruisme de la part de la gestatrice (elle devait déjà avoir un enfant, être dédommagée uniquement pour les frais de grossesse, ne faire que deux GPA maximum et avoir l’autorisation d’un juge). L’académie de médecine avait cependant déclaré en 2009 sa désapprobation en soulignant les risques de dérives et que la GPA entrave le principe « d’indisponibilité du corps humain » qui reste une loi-socle du droit français.
Sur une autre considération, ces deux procédés impliquent une réflexion sur le statut de l’embryon. En effet, qu’en est-il des embryons surnuméraires ? Peut-on les manipuler, en faire des « bébés médicaments », utiliser des cellules souches afin de les différencier en cellules cardiaques (pour traiter l’infarctus, l’insuffisance cardiaque) cérébrales (Parkinson, SLA,..) ou pancréas (diabète). On sait qu’il y a différentes positions là-dessus. Cela va de la plus conservatrice (tout embryon est un être en devenir et aucune manipulation n’est possible) jusqu’à la possibilité de manipulation précise (avec les injections intra-cytoplasmique) permettant le diagnostic pré-implantatoire (en cas de maladie génétique grave transmissible) afin de choisir l’embryon non atteint ou l’utilisation des embryons surnuméraires à des fins de recherche pour la thérapie cellulaire.
En France, ces différentes techniques sont parfaitement codifiées par la loi et la thérapie utilisant des cellules souches embryonnaires, très sévèrement encadrées et pour l’instant permises en cas de protocole de recherche. Écrivant dans l’Arche, je me devais de parler de ma perception de l’attitude du judaïsme dans cette affaire. Il me semble que la position du judaïsme sur la question est une attitude au cas par cas avec une halakha différente en fonction du statut de l’embryon et de la situation du couple. Ce statut évolutif va d’un embryon in vitro hors corps de la femme sans projet de vie (embryon congelé après FIV et absence de projet de grossesse prévu par les parents), à un embryon au stade de fœtus du troisième trimestre de grossesse qui peut naître à tout moment.
On connaît le fameux délai de 40 jours de gestation selon la Halacha avec un statut non constitutif d’un embryon à part entière avant 40 jours (Maya bealma) et après 40 jours ou les membres se développent et l’embryon a l’apparence d’un être humain. On voit donc cette idée d’évolution certes mais avec comme ligne rouge la protection de l’embryon avec projet de vie ne devant subir aucune manipulation qui pourrait entraver son développement sauf cas bien spécifiques. Toutes ces considérations doivent inciter à mon sens les couples juifs qui désirent suivre la halacha à demander systématiquement l’avis des autorités rabbiniques quant à la position de la halacha sur chaque cas spécifique.
Après ces concepts théoriques, il y a aussi la réalité du terrain en France où nous sommes tenus de suivre, bien entendu, lors de notre pratique quotidienne, entre autre, les lois bioéthiques de 2004 et 2011 et celles de 2016 sur la fin de vie. J’ai eu récemment à ma consultation une jeune femme de 25 ans sous anticoagulant à vie pour une maladie thromboembolique récidivante et une hystérectomie pour syndrome hémorragique. Elle est venue me voir, déterminée et meurtrie, afin de me faire savoir sa volonté de faire une GPA en Belgique ou aux USA et je devais l’aider à régler les problèmes d’anticoagulant et de risque hémorragique induits par la stimulation ovarienne pour la FIV préalable à l’implantation de l’embryon dans l’utérus de la mère porteuse. Cet exemple est là pour illustrer la complexité des demandes et, que la GPA soit interdites, ou pas en France, nous aurons à statuer sur l’enfant à venir et sur sa parentalité.
Les questions de l’euthanasie et de l’accompagnement de la fin de vie suscitent des débats très vifs. Comment vous situez-vous dans ces débats ?
Chef de service des maladies vasculaires à l’hôpital européen Georges Pompidou, je vois des patients qui sont âgés, qui ont des problèmes d’artères des membres inférieurs occluses avec ischémie et nécrose allant du pied jusqu’à parfois la cuisse. Et se pose alors la question de savoir jusqu’où peut aller l’acharnement thérapeutique chez des malades très âgés et avec de nombreuses co-morbidités. Il faut décider en toute conscience si on est dans une démarche curative ou palliative. Donc, soit on reste dans une démarche curative – le patient doit subir par exemple une amputation, être appareillé –, soit on décide avec l’accord du patient, ou de sa famille en cas de démence, de retenir une stratégie palliative qui aura pour but de soulager le patient de ces douleurs et de son inconfort.
Cette décision se fait pour notre part avec l’aide d’une unité palliative ambulatoire qui, avec son regard neuf, permettra de conforter notre décision et d’en dessiner les contours. Dans ce cas, on accompagne le patient en traitant la douleur, mais on sait qu’on l’accompagne vers la fin de vie. La règle, à mon avis, sur l’accompagnement, c’est le cas par cas. Il n’y a pas de règle générale. Il faut laisser, comme le législateur l’a bien précisé, appliquer un traitement palliatif d’accompagnement traitant la douleur et améliorant le confort du patient en accord avec le patient et/ou la famille.
Pour ce qui est de l’euthanasie programmée, je pense qu’elle est aux antipodes du rôle du médecin et que par conséquent cette question ne le concerne pas. En effet, le rôle du médecin c’est de guérir et de soulager et à mon sens pas d’abréger la vie du patient de façon intentionnelle. C’est au législateur de prendre sa décision et en France l’euthanasie programmée ou le suicide assisté est interdit.
Dans la tradition juive, le « Shoulhan Aroukh » gratifie de mitsva le rôle du médecin qui consiste à guérir avec toutes ses connaissances et ses moyens, mais en aucun cas, on ne doit se prendre pour Dieu et se permettre une euthanasie active. On sait d’ailleurs combien la tradition juive met au centre de ses préoccupations la dignité et la préservation de la vie humaine : « ou baharta bahaym » et tu choisiras la vie, et ce à tout prix. C’est vrai que dans le même temps il y a la dignité humaine qui fait que la question de l’acharnement thérapeutique et de l’accompagnement de la fin de vie doit se poser, avec des solutions pratiques, comme le traitement de la douleur pouvant indirectement accélérer la fin de vie d’un patient sans ressources thérapeutiques. D’autres problèmes se posent, qui sont tout aussi complexes. Par exemple, le patient en réanimation avec mort cérébrale et le cœur battant encore.
C’est toute la question de la définition de la mort, il y a des publications très nombreuses là-dessus, tant au niveau médical que halachique. Mort cérébrale ? Mort cardiaque ? Mort respiratoire ? La loi française encadre particulièrement bien la définition de la mort et le don d’organe, et c’est selon ces modalités que sont appliquées les attitudes des équipes de réanimation actuellement. Il y a sur ce sujet aussi de très nombreux traités du Talmud qui parlent de cela et une littérature rabbinique pléthorique avec des instituts rabbiniques dédiés à ce type de questions (Tsits Eliezer du Rav Waldinger, la Revue Assia de l’institut Shlezinger, Institut Pouah du Rav Benjamin David, le Livre Binyan av du Rav Bakchi Doron, entre autres).
L’intelligence artificielle et le développement de la robotisation pose des problèmes nouveaux quant à leur utilisation. Y a-t-il des limites à imposer ?
Il y a plusieurs aspects dans l’intelligence artificielle. C’est d’abord la robotisation, et c’est l’idée que le robot se rapproche de plus en plus des capacités de discernement de l’homme. Quelle est l’application pour nous, médecins ? Eh bien, c’est l’entrée des robots dans les blocs opératoires. Le robot Da Vinci a développé cela. C’est ce qu’on appelle la chirurgie robotique. C’est un robot qui opère en entrant les instruments par des petites incisions sur l’abdomen ou le thorax, le praticien est là et c’est comme s’il avait des mains ultra-intelligentes. Il gère cela avec les doigts du robot qui fait les mêmes gestes que le chirurgien, mais il les fait au millimètre près et gagne donc en précision et en efficacité.
C’est déjà appliqué en cas de chirurgie de l’aorte ou pour la chirurgie viscérale. Donc, c’est vrai que cela peut être une avancée tant que cela est guidé par le médecin. L’intention et la décision sont du ressort de l’humain, en l’occurrence du chirurgien. Cependant, il existe une dérive possible, celle de passer de l’intelligence artificielle à l’apprentissage profond. Je m’explique. L’apprentissage profond, c’est d’affirmer que le robot va avoir possiblement des réactions comparables à celles induites par une réflexion humaine. On est en train de confectionner des neurones artificiels en copiant les réseaux neuronaux du cerveau. Cela n’a pas de sens au niveau biologique mais l’idée, c’est de faire en sorte que la machine arrive à intégrer toutes les situations possibles et imaginables qui peuvent avoir lieu pour une situation donnée et intégrer une décision à chaque situation.
Dans ce cas de figure, vous imaginez la mémoire et les capacités algorithmiques nécessaires. Toutes les situations sont intégrées, quels que soient leurs niveaux de probabilité, on crée des algorithmes de décisions ultraperformants, et la machine apprend au fur et à mesure qu’on lui présente des informations. Elle devient meilleure à chaque fois pour la même situation. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage profond.
Il y a un jeu en Corée du Sud qui s’appelle le « jeu de Go », et une machine qui s’appelle « Alpha Go » qui a battu le numéro un mondial (un être humain) par 4 à 0. Cette machine avait intégré des millions d’informations. Mais un an après, en octobre 2017, une deuxième machine, « Alpha Go Zéro », a battu la première machine par 100 à 0. Pourquoi ? Parce qu’au lieu de se nourrir de millions d’informations de parties de go humaines, on lui a donné les règles du jeu et la position des pions. Et la machine a fait des millions de parties contre elle-même ; d’abord au hasard, elle a ensuite affiné son jeu pour devenir la meilleure du monde en 40 jours.
Ces prouesses ne sont devenues possibles que grâce aux progrès ultrarapides des Big data et des algorithmes de décisions. Si, finalement, on passe de l’intelligence artificielle à l’apprentissage profond, on arrive à ce que la machine, par ses algorithmes et par les Big Data, va pouvoir répondre à une situation sans intervention humaine. Cela n’est peut-être pas pour aujourd’hui, mais ce sont des choses sur lesquelles il faut réfléchir et en particulier pour le domaine médical où le rapport humain (compassion, écoute, sentiments) et la confiance envers le praticien restent primordiales.
Le transhumanisme prône l’usage des sciences et des techniques nouvelles dans le but d’améliorer la condition humaine. Considérez-vous cela comme un progrès ou comme un péril ?
Il y a une part de science-fiction sur le transhumanisme. Améliorer les capacités et les performances physiques et mentales des êtres humains, est-ce un but prioritaire et pertinent en ce début de vingt et unième siècle si contrasté et si perturbé éthiquement et moralement ? Le projet serait d’insérer par exemple une puce dans le cerveau ou une antenne à l’extérieur qui permettrait de démultiplier nos capacités d’analyse et d’observation. L’idéologie de cette mouvance est de fabriquer un nouvel homme qui aurait des capacités différentes et supérieures. Ce serait le début d’une nouvelle humanité.
Cela me fait penser à la tour de Babel (période décrite dans la parachat Noah après l’histoire du déluge), à ces hommes qui ont voulu défier Dieu, construire un édifice qui va jusqu’au ciel et se mesurer à lui. Quelque part, on est un peu dans Nietzsche, on est dans le surhomme qui, comme le dit Richard Ross, « veut être de nature égale au divin ». Il est au-dessus des hommes et plus haut des hommes que ceux-ci le sont des singes. Il ne doit pas se soucier des hommes ni les gouverner : sa seule tâche est la transfiguration de l’existence » (Richard Ross, Nietzsche et Epicure : l’idylle héroïque). Alors, utiliser ces nouvelles technologies pour améliorer le quotidien pourquoi pas ? Les utiliser pour le bien-être de nos patients c’est une évidence, mais concentrer uniquement son énergie et son temps à l’avènement d’un surhomme aux capacités démultipliées ne me paraît pas être la priorité d’aujourd’hui ni de demain.
Je pense que notre éthique juive est à des années lumières de cette ambition. Pour nous, le surhomme ou le « guibor » c’est, comme le dit la massehet avot, celui qui contrôle son mauvais penchant. Pour la Torah, le but ultime de l’homme c’est celui qui a réussi à améliorer ses midot, ces qualités, son caractère, son moi intrinsèque vis-à-vis de lui-même, de son prochain et de Dieu afin d’arriver au but de « Olam hessed ybaneh ». Un monde de bonté sera construit. En un mot, oui au transhumanisme moral, c’est-à-dire un homme travaillant de façon surhumaine son comportement, sa morale sa spiritualité et le tout pour le bien de l’humanité.