La disparition de Philip Roth a résonné d’autant plus fort dans une nation qui traverse une crise morale et institutionnelle. L’Amérique, prise dans les mensonges de Donald Trump, a salué le romancier qui a offert au pays certaines de ses vérités les plus crues.
Les hommages innombrables qui lui ont été rendus sont autant de façons de parler d’une certaine vision des États-Unis, d’un véritable patriotisme de Roth qui n’a jamais exclu la critique ou l’ironie. Tout comme sa description de la communauté juive de son natif Newark ou d’Israël, ses tableaux de l’Amérique constituaient un monde aux contradictions stridentes tout autant qu’un idéal pour lequel il professait un attachement sourcilleux et dont il notait les banqueroutes sans complaisance.
S’il avait annoncé avoir cessé d’écrire depuis 2011, l’élection de Trump a élevé Roth au statut de prophète : le règne autoritaire et xénophobe du président ne cesse d’inspirer des parallèles avec Le Complot contre l’Amérique, paru en 2004, et la description des États-Unis tombant dans les rets du populisme et du fascisme si l’aviateur et sympathisant nazi Lindbergh avait accédé à la Maison Blanche en 1940.
Son slogan, comme celui de Trump lors de sa prise de fonction, était « America first », mais Philip Roth se méfiait de la comparaison : dans l’une des dernières interviews, au moment de la publication de Why write ? (Pourquoi Écrire ?), Essais choisis (1960-2013), il affirmait que Lindbergh avait été héroïque tandis que Trump n’est « que la somme de ses nullités ».
La rage du romancier, cette énergie qui a nourri et donné corps à son œuvre, était donc intacte. L’une des anecdotes rothiennes veut que, le matin, avant de commencer à écrire, le jeune Roth ait eu pour habitude de se regarder dans la glace en se répétant, comme une incantation, « attaque, attaque ». Comme s’il s’agissait de mettre en joug une réalité dont les dérèglements dépassent l’entendement et l’imagination.
En 1960, un an après son entrée en littérature avec Goodbye Columbus, dans un article – devenu classique – pour le magazine Commentary « Écrire la fiction américaine », le jeune romancier s’exprimait ainsi : « Cela stupéfie, écoeure, rend furieux et finalement c’est même une source de gêne face à la maigreur de notre imagination. L’actualité dépasse nos talents en permanence et, presque quotidiennement, nous donne des personnages qui feraient l’envie des écrivains. » Mais, comme l’a rappelé le critique du New York Times Dwight Garner dans sa nécrologie, Philip Roth était le dernier d’une génération d’écrivains qui a « aidé à définir l’expérience américaine dans la seconde partie du vingtième siècle ».
Et le romancier n’a pas failli à la tâche d’observateur fin de la vie politique américaine. En 1971 avec Notre Gang, il signe la satire de la présidence Nixon et de ses voyous, avant que le Watergate ne les emporte, qui tentent d’instaurer une répression sexuelle.
Près de 30 ans plus tard, c’est la gauche américaine qu’il met à mal, dans La Tâche, où il s’en prend au politiquement correct des campus sur fond de tentative de destitution de Clinton par le Congrès, au beau milieu de l’affaire Lewinsky, et à la surenchère des identités érigées en absolu sur lesquelles vient s’écraser toute réelle pensée.
Dans un monde aseptisé, il se moquait : « Un écrivain se pose la question suivante : Que pensent les gens ? Un chargé de relations publiques se demande : Que vont penser les gens ? » Ses transgressions visaient la complexification du monde, ses dédoublements, et non les invectives en quelques dizaines de caractères. Philip Roth ne redoutait aucune audace dans la fiction car il avait conscience des folies de la réalité.
Dans L’écrivain fantôme, publié en 1979, l’un des alter egos de Roth, Nathan Zuckerman, en visite chez un écrivain qu’il révère, fait la connaissance d’une étudiante du grand homme, au passé européen flou, Amy Bellette, et se persuade qu’elle est en réalité Anne Frank, qui a survécu sous une autre identité. Zuckerman se met alors en tête de convaincre ses parents qu’il est, en dépit de toutes les vicissitudes de sa vie et de sa fiction, un bon garçon juif qui va épouser Anne Frank.
La tentation du retour de la middle class après des écarts loin de la tribu, son affection irritée mais profonde pour cette tribu, Philip Roth l’a admise au moment de prendre congé de son métier d’écrivain. Nemesis, son dernier roman, est une élégie pour Newark. Et il a accepté avec plaisir d’être fait docteur honoris causa du Jewish Theological Seminary, le fameux séminaire de New York. Le temps des polémiques et notamment de la fameuse phrase où un autre visiteur du séminaire, Gershom Scholem, avait accusé La Plainte de Portnoy d’être plus nocif que le Protocole des Sages de Sion, est révolu.
Cette façon de porter l’expérience juive américaine des marges vers le coeur de la littérature a été aussi abondamment notée. Roth a achevé la tâche entamée par Bellow. Parmi les types à qui il a donné vie, figure sans nul doute la Jewish American Princess, les petites filles gâtées, égoïstes et matérialistes de la classe moyenne, aux attentes déraisonnables et aux névroses démesurées de Brenda dans Goodbye Columbus. Ces stéréotypes féminins, désormais identifiés sous l’acronyme de JAP, ont contribué à la réputation de misogynie de Roth.
À l’heure du mouvement Me too, la question n’a pas manqué de poindre. Dara Horn, heureuse de revendiquer le statut de romancière juive américaine et auteur du poussif roman Le Monde à venir, s’est illustrée par un article incendiaire dans le New York Times, expliquant que les femmes du New Jersey décrites par Roth étaient des caricatures de femmes soumises et sans complexité, et que le romancier ignorait tout des femmes, pris dans son monde Rothocentrique.
Mais l’argument est bien mince : c’est justement dans la multitude de ses doubles, que Roth s’ouvre au monde. C’est par les pornographes qu’il fait comprendre une psyché masculine dont il n’était ni le chantre ni le procureur. Et la plupart des hommages ont en effet noté l’ascèse de l’écrivain si prolifique, pour atteindre à la complexité et à la chair de l’Amérique.
Dans une recension de Pourquoi écrire ?, l’écrivain Adam Gopnik a souligné la différence entre patriotisme et nationalisme – le nationalisme creux et agressif et un patriotisme, incarné. Philip Roth, dans ses essais, se souvenait avoir grandi à Newark en lisant les romanciers américains du Midwest et que ceux-ci avaient ouvert son imaginaire ; il s’était aussi retourné sur la religion laïque du baseball, « la littérature de mon enfance de garçon ». L’œuvre de Philip Roth fait maintenant partie de la mythologie des États-Unis et elle a été saluée avec une singulière urgence au moment où l’Amérique des artistes et intellectuels cherche à arracher une page erratique de son histoire.