C’est un autre grand conflit du Moyen-Orient. Depuis toujours, les chiites et les sunnites, deux branches de l’Islam, sont en guerre les uns contre les autres. C’est à la lumière de leur antagonisme, de très longue date, que doivent être analysées nombre de situations actuelles, des révolutions arabes au désir de l’Iran d’obtenir l’arme atomique. Dans son dernier livre « L’Islam contre l’Islam », le politologue franco-libanais Antoine Sfeir, directeur-fondateur des Cahiers de l’Orient, traite en détail des aspects historiques et géopolitiques de ce conflit fratricide.
L’Arche : Vous évoquez dans ce livre la guerre que se livrent deux Islams : les chiites et les sunnites. Quand et comment avez-vous eu l’idée d’aborder ce sujet ?
Antoine Sfeir : Il y a plusieurs années déjà que j’ai entamé des recherches. Je voyais poindre dans chaque pays où il y avait des chiites et des sunnites des affrontements et des attentats entre les deux communautés. J’ai commencé à y travailler. Bien entendu, les évènements en Irak, véritable guerre civile qui n’en porte pas le nom, m’ont incité à accélérer.
Ces deux courants de l’Islam n’ont jamais réussi à s’entendre, pour user d’un euphémisme. Pour marquer la date de leur fracture, vous remontez quand même à la mort du prophète Mahomet…
En effet, les premières fractures se dessinent à la mort du prophète. Mais ce n’est que trente après la mort de Mahomet que la cassure devient réelle et incarnée, d’un côté comme de l’autre. Les chiites accusent les sunnites d’avoir assassiné le petit-fils du prophète. Après tout, l’Eglise catholique a bien accusé pendant vingt siècles le peuple juif d’être déicide. Ce n’est qu’en 1962 que cela a cessé, lors de Vatican II. Mais entre chiites et sunnites, le conflit n’a jamais cessé. D’autres éléments de fracture et de rupture sont intervenus, qui ont fait que les dogmes divergent les uns par rapport aux autres.
Qu’est-ce qui sépare chiites et sunnites fondamentalement sur un plan religieux ?
Avant tout, le sunnite se considère comme l’aboutissement du monothéisme. L’idée est que Moïse a libéré l’humanité de l’esclavage, que Jésus l’a mise en quelques sortes debout, et que le prophète de l’Islam l’a rendu responsable. Il n’y a pas d’intermédiaire de clergé dans le sunnisme. Alors que le chiite lui, au contraire, attend l’imam caché, quel qu’il soit, qui doit accompagner le « Mahdi », le messie. En cela, on est très proche du judaïsme.
La deuxième différence est dans la lecture des textes, à savoir le Coran écrit vingt ans après la mort du prophète, et la Sunna du prophète, c’est-à-dire ses paroles, ses comportements ou encore ses postures. Dans le sunnisme, à partir du XIe siècle, le calife a fermé les portes de l’Ijtihad, c’est-à-dire de l’interprétation. Dans le chiisme, à l’inverse, l’effort d’interprétation ne s’est jamais arrêté.
La troisième différence concerne les dignitaires religieux. Dans le sunnisme, ils sont nommés par le pouvoir politique. Dans le chiisme c’est un processus auquel participe le peuple, puisque le peuple va écouter le dignitaire (le cheikh, ou l’ayatollah dans le monde persan), qui va lui proposer une interprétation globale de la vie, de l’homme, de la société, du monde.
Enfin l’imam dans le sunnisme n’est que le curé de base qui lit un passage du Coran et le commente lors de ses prêches. L’imam dans le chiisme est le véritable guide de la communauté.
Au-delà de l’aspect religieux, sur quoi se fonde encore aujourd’hui cette véritable guerre ?
Les chiites ont été longtemps, pendant des siècles, opprimés par les sunnites, à tel point qu’ils ont développé une habitude, qui est celle de la dissimulation religieuse. Dans un aéropage de sunnites, le chiite a le devoir – et pas seulement le droit – de se dire sunnite comme les autres, plutôt que de se singulariser en avouant qu’il est chiite… A côté de ce sentiment d’oppression, depuis 1979 et la révolution islamique iranienne, il y a aujourd’hui une sorte de sentiment de pouvoir relever la tête pour les chiites. Car ils ont désormais – pardon de cette comparaison osée ! – leur « Vatican », qui est l’Iran.
Les chiites semblent avoir été de tous temps persécutés, y compris dans les pays où ils sont majoritaires.
Oui, comme en Irak par exemple. Ils y ont longtemps été montrés du doigt par le pouvoir sunnite.
Sur quels éléments chiites et sunnites peuvent-ils malgré tout se retrouver ?
Il y a le Coran qui
les réunit bien entendu. Mais encore une fois, l’interprétation en est complètement différente. Chez l’une elle est figée, depuis la fin du XIe siècle, chez l’autre elle est toujours en développement. Les différences sont telles qu’on ne voit pas comment ils pourraient aujourd’hui se retrouver.
En quoi les révolutions arabes peuvent-elles changer la donne ? Peuvent-elles faire évoluer les choses ?
Evoluer ? Cela va être très dur. En Syrie par exemple, la lecture religieuse est très importante pour comprendre ce qui se passe, tout d’abord la multiplicité des belligérants. Bachar Al-Assad, quoi qu’on pense de lui, et on en pense tous la même chose, est en train de lutter contre les frères Musulmans à l’intérieur de son pays mais également des insurgés libyens venus en Syrie, des islamistes venus de Tunisie. Il lutte également contre le Qatar qui est le seul pays wahhabite au monde avec l’Arabie Saoudite, il faut lire les manuels scolaires de ces pays concernant les autres ou « l’autre » dans son altérité. Il se bat également contre la Turquie, tous ces pays sunnites qui aident aujourd’hui les insurgés en leur livrant des armes et de l’argent.
Vous l’avez rappelé tout à l’heure, l’Iran est considéré comme le Vatican du chiisme. Dans votre livre, vous estimez que si le pays veut tant la bombe nucléaire, c’est aussi pour se protéger des sunnites…
Entre autres, oui. Ethniquement, l’Iran veut se protéger de tous ceux qui l’assiègent, ce qui d’ailleurs le rapproche d’Israël ! L’Etat juif et la Perse se sentent assiégés. Les Perses se sentent assiégés d’un côté par les Arabes, de l’autre par les Pashtuns, les Baloutchs, les Ouzbeks, les Tadjiks… En même temps, ils se rendent compte que géographiquement ils sont une goutte de chiites dans un océan de sunnites. Cela leur fiche la trouille. Qui va les protéger si demain les hordes des talibans afghans et pakistanais vont déferler sur la frontière orientale ? Ils n’ont pas d’allié stratégique qui puisse le faire. Souvenez-vous de la guerre Irak / Iran entre 1980 et 1988. Tous les pays du monde, y compris la Suisse neutre, le Venezuela, le Brésil, la Belgique, la Grande-Bretagne, la France et d’autres, ont aidé Saddam Hussein. Il n’y a qu’un seul pays qui a aidé l’Iran en septembre 1982 et en mars 1983, c’est Israël, en livrant des pièces de rechange et des munitions.
Comment est-ce que vous voyez l’évolution des choses ?
La guerre va perdurer, c’est certain. Je ne crois pas que l’Iran et les chiites vont être attaqués par l’Occident ou par Israël. Je crois au contraire qu’ils vont sortir de leur isolement après Ahmadinejad, d’une manière ou d’une autre. Ils ne produiront jamais l’arme nucléaire. Ce qu’ils veulent c’est pouvoir dire au monde à un moment donné : ça y est, nous, Iraniens, perses et chiites, sommes prêts à produire, avons les capacités techniques, technologiques, intellectuelles, à le faire. Je vois également un rapprochement des Iraniens avec les Etats-Unis.
Le départ d’Ahmadinejad pourrait bouleverser la donne dans ce sens-là et accélérer les choses ?
Certainement. Avec qui les Américains ont-ils négocié leur sortie d’Irak ? Pas avec les Irakiens. De septembre à décembre 2011, ils ont négocié avec les deux conseillers du guide lui-même.
Vous estimez dans ce livre que la France pourrait jouer un rôle de médiateur dans la région. Que pourrait-elle faire qu’elle ne fait pas ?
Ce que je dis d’une manière très claire c’est que la puissance de la France dans la région s’est affaiblie. En 2002, lorsque Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères, avait réconcilié le pays légèrement avec Israël, la puissance de la France était de pouvoir parler avec tout le monde. Absolument tout le monde. Les Algériens et les Marocains se parlaient à travers la France – les Egyptiens et les Soudanais également, Israël, les Palestiniens et les autres pays arabes. Puis, le Président Chirac, voulant défendre son ami Rafik Hariri, a accusé publiquement les Syriens d’être les commanditaires de l’assassinat. C’était sans doute factuellement vrai, mais en tant que chef d’Etat, il ne pouvait pas porter de telles accusations avant le début de l’enquête. Ensuite, Nicolas Sarkozy a voulu faire sa propre révolution en Libye avec un résultat qui est une catastrophe totale. Tout cela fait que la France a choisi son camp. Aujourd’hui elle ne peut plus parler avec tout le monde. Elle a perdu sa crédibilité et n’est même plus audible…