Le ver du malentendu était dans le fruit.
Vingt ans déjà… Pour un jeune doctorant en géopolitique passionné par le Proche-Orient et souhaitant – naturellement – qu’advienne enfin la paix entre Israéliens et Palestiniens, la période des accords d’Oslo fut intellectuellement pénible. Paradoxe ? Certes pas. Car de septembre 1993, date de la signature desdits accords (le 13, à Washington) à l’automne 1994 au moins, se développa dans la communauté juive – et bien au-delà – une euphorique utopie plutôt qu’un regard positif mais pondéré et rationnel sur l’événement. Sceptique sur la réussite du processus d’Oslo dès son enclenchement, je fus comme quelques rares autres observateurs sinon stigmatisé, du moins admis comme un rabat-joie dépassé par le fameux « sens de l’Histoire ».
Une notion tout à fait chimérique trahissait une insondable paresse intellectuelle chez nombre de ses tenants, proche des prophéties auto-réalisatrices établies sous le coup de l’émotion ou d’une volonté forte. À l’époque, l’un des rarissimes éditos m’ayant convaincu était signé d’Alexandre Adler ; celui-ci y raillait avec raison « la guimauve adolescente » qui avait englué – et dont se délectaient – les observateurs du Proche-Orient. Tel intellectuel de renom et ancien conseiller présidentiel se contentait, dans des cénacles pro-israéliens conquis, d’énumérer des chiffres en milliards de dollars qui résoudraient les problèmes économiques de la région et, partant, le conflit israélo-palestinien en soi. Comme si on « achetait » des sentiments, des perceptions identitaires, un renoncement à des frontières, la paix !
Tel journaliste d’une radio juive croyait devoir rappeler qu’en réalité, les négociations souterraines avaient débuté dès la fin des années 1960 pour ne jamais cesser jusqu’à ce « logique » aboutissement en apothéose. Facile mais vaine tentative d’explication rétrospective ; hélas, les pourparlers secrets n’avaient jamais dépassé le stade primaire, les informels (et courageux) négociateurs palestiniens ayant été abattus par des terroristes palestiniens, au début des années 1980. Ce dirigeant d’association estudiantine bâtissait un colloque baptisé « L’Étoile a rendez-vous avec la Lune », où il n’était question que de fraternité judéo-musulmane, vœux pieux et objectif certes fort louable mais sans rapport direct avec un conflit fondamentalement politique.
Tel écrivain et philosophe, vieux militant du CRIF et de la paix, écrivait article après article qu’il y avait une « fausse cassure » au sein de la société israélienne, car en fait quasiment tous étaient favorables à Oslo. Douces fadaises aisément démontables en jetant alors un simple coup d’oeil sur les enquêtes d’opinion – avant même la vague de violence du Hamas à partir du printemps 1994 – réalisées alors en Israël. La plus irritante des âneries proférées ad nauseam demeurait tout de même la suivante : « Il n’y a pas d’alternative à la paix ». Lorsque je me risquais à avancer humblement, jeune et frais émoulu lecteur de Clausewitz et des grands classiques de la géopolitique, qu’il arrive souvent qu’un ou plusieurs camps antagonistes à une négociation choisi(ssen)t la confrontation armée, autrement dit la guerre plutôt que la paix, j’étais renvoyé dans mes cordes de freluquet pisse-froid.
Si je ne partageais pas l’optimisme béat général, c’était pour plusieurs raisons qui se révéleraient hélas déterminantes dans l’effondrement d’Oslo. D’abord, il y avait un malentendu fondamental dans le texte des accords : le terme « État palestinien » n’apparaissait nulle part. Or le camp palestinien (et ses soutiens) clamait urbi et orbi que cet accord y menait à l’évidence et à court terme, tandis que le camp israélien, avec à sa tête Shimon Pérès, ne reconnaissait jamais cette perspective, mettant en avant les questions sécuritaires (Rabin), économiques et technologiques (Pérès). Ensuite, le processus s’étageait en deux temps, la première période étant consacrée aux sujets qui ne fâchaient pas, qui ne relevaient pas de l’identitaire. Jérusalem, les frontières, les implantations, les réfugiés et l’eau étaient relégués.
Troisième problème lié au précédent : les longues phases de pourparlers laissaient du temps aux extrémistes pour frapper et, dès le printemps 1994, des attentats suicide ensanglantèrent les rues israéliennes, faisant des centaines de « victimes de la paix » selon une écoeurante formule alors en vigueur (sans oublier les assassins Goldstein et Amir, côté israélien). Quatrième point : la stratégie d’une part, la représentativité d’autre part, du vieux leader Arafat, posaient problème ; si les dirigeants travaillistes israéliens n’étaient pas des anges, le raïs jouait un double jeu constant qui se poursuivrait longtemps après l’effondrement du processus, tout à la fois allié et rival d’un Hamas islamiste poursuivant la politique du pire, et se refusant à admettre définitivement l’existence d’un État juif. Enfin, last but not least, aucune Knesset (pas même la 13e, en exercice de 1992 à 1996) ne soutint jamais pleinement le processus d’Oslo, reflétant en cela une population partagée entre enthousiastes, sceptiques, et opposants fervents ; jusqu’en 1994 majoritaire d’une seule voix, le gouvernement Rabin/Pérès ne pouvait plus compter que sur une minorité de blocage de 56 voix sur 120 dès l’été 1995…
De fait, vingt ans après, je maintiens mordicus que ce n’est pas l’assassinat tragique d’Itzhak Rabin le 4 novembre 1995 (lequel suscita là encore des élans d’optimisme vengeur sur le thème « on a voulu abattre la paix, mais celle-ci triomphera d’autant mieux »), qui abattit le processus de paix. Le ver du malentendu originel était dans le fruit, les deux partenaires poursuivaient des objectifs différents sinon opposés, et dès avant Oslo II (automne 1995) le fossé sur les grands dossiers apparaissait déjà abyssal. Cahin-caha, le processus se poursuivrait du reste sous le nationaliste Netanyahou (1996-99), pour s’effondrer tout à fait sous le travailliste Barak (1999-2001) avec l’éclatement de la seconde Intifada.
Le pire n’est jamais sûr, et gageons qu’un autre processus verra le jour. En attendant, que les ex-thuriféraires d’Oslo (parfois devenus ses pires détracteurs, brûlant ce qu’ils ont adoré !) méditent ceci : l’intellectuel humaniste et fin politicien Léon Blum, à qui l’on demandait, au terme des années 1930, s’il croyait dans la sauvegarde de la paix, avait répondu par cette jolie formule tout à la fois pleine de sincérité et d’impuissance : « Je le crois car je l’espère ». En matière de géopolitique, l’espoir ne suffit pas toujours.