L’édito paru dans le hors-série consacré à Ariel Sharon et Shimon Pérès
L’un est plongé dans un coma profond depuis le 4 janvier 2006, voici bientôt huit ans. L’autre quitte dans quelques mois la présidence de son pays et met un terme à une vie politique intense et d’une extraordinaire longévité. D’où vient le désir de les rapprocher dans ce hors-série de l’Arche ? Tout les oppose en vérité. Le vieux lion et la colombe éternelle. Le citadin et l’Européen. L’optimiste indécrottable et le pessimiste de la raison. Le paysan de Kfar Malal et le politicien qui ne déteste pas la lumière. Les chemins ont été si différents. Et pourtant, ces deux-là ont été amis. Ils ont été proches. On lira les interviews de Guilad Sharon et Tsvia Walden qui évoquent tous deux leurs pères respectifs, pour s’apercevoir à quel point la vie de l’un et de l’autre tient à la fois de la tragédie et de l’épopée, à quel point l’un et l’autre ont vécu de la même manière entre fidélité et métamorphose. Et après tout, tous deux ont terminé leur carrière paradoxalement dans les rangs du même parti. Ils sont venus des antipodes et ont fini à Kadima.
Souvenir d’une rencontre à Paris. C’était la dernière visite d’Ariel Sharon, peu de temps je crois avant le retrait de Gaza. Le premier Ministre israélien avait réuni les représentants de la presse française pour un petit-déjeuner. Ilan Cohen, son directeur de cabinet (dont on lira le témoignage dans ce numéro) était à son côté. On a vu, je n’ai pas rêvé, comment devant ce gros nounours séduisant, des journalistes qui l’avaient diabolisé à souhait, se retrouvaient conquis et sous le charme. J’ai encore en mémoire les mots d’un ancien directeur du « Monde » croisé à la sortie, s’extasiant : « C’est De Gaulle ! ». On ne sait pas ce qu’aurait donné la suite, puisque le désengagement à Gaza était censé être le premier étage d’une construction que le destin l’a empêché de poursuivre. Mais tout de même, entendre ces mots dans la bouche de ceux qui l’avaient vilipendé copieusement, c’était quelque chose !
Autre souvenir qui n’est pas le mien, mais que je rapporte. C’est Henri Atlan qui raconte l’anecdote. Claude Lévi-Strauss était en visite en Israël, invité par l’Université à donner une conférence. On a vu arriver dans la salle à la grande surprise du public présent, une silhouette familière qui s’est mêlée à la foule des francophones venue écouter l’ethnologue français. Il s’est assis au milieu du public et a assisté à la conférence avant de partir comme il était venu.
C’est l’autre versant de Shimon Pérès. On le dit mondain, politicien jusqu’au bout des ongles, ambitieux. Il aime les livres, la poésie, la littérature. A une passion pour la Bible et se vit, pour reprendre les mots de sa fille, comme « un citoyen d’Israël et un citoyen du monde ». À 90 ans, il signe un livre avec Jacques Attali sur les nouvelles technologies, l’essor d’Internet, les développements du cerveau, les nanosciences…, et reçoit Charles Aznavour à déjeuner à la présidence de l’État d’Israël. On a envie de dire : Quel parcours !
À l’évidence, ce qui réunit ces deux hommes transcende ce qui les divise. Ils sont faits du même bois : ce sont des bâtisseurs. Les derniers bâtisseurs. Les pères fondateurs d’Israël. Avec eux, s’en va toute une génération de figures légendaires, nées avant la création de l’État et qui l’ont façonné pour le meilleur et pour le pire à leur image.