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L’homme est un être doublement social : il vit en société, et son développement cérébral dépend de son environnement naturel et social, qui façonne ses réseaux de neurones. Dans ce processus, l’inné (génétique et épi-génétique) se combine à l’acquis : le nouveau-né sait déjà calculer, mais l’enfant-loup présente de graves déficits mentaux. Notre identité ne vient pas que de l’intérieur de nous-mêmes. Le « non-soi » fait partie du « soi ». Chacun de nous dépend des autres, et des autres êtres vivants. Robinson Crusoé est une fiction. Les abeilles dans les ruches, les arbres dans les forêts, les bactéries regroupées dans des biofilms font aussi société, et sont intégrés dans des écosystèmes locaux et dans l’écosystème planétaire. Bien que ses éphémères constituants soient voués à une mort nécessaire, c’est de leur interdépendance que le monde vivant tire sa pérennité.

L’absence d’altruisme permet de charger l’État de toutes les responsabilités. C’est commode : cela permet de s’exonérer des siennes…”

L’espèce humaine a connu un succès évolutif remarquable. Elle a proliféré, dominé toutes les autres, mais aussi surexploité dangereusement les ressources de la planète. Nous ne l’avons compris que récemment. Cela ravive chez beaucoup la conscience de la réciprocité de notre rapport à la nature. En revanche, cela tend à exacerber la compétition entre les hommes. Pourtant, dotés de conscience et de raison, nous devrions savoir ce que nous devons aux autres et à l’environnement, et accroître la coopération plutôt que d’entrer en compétition. Mais cela suppose des partages et des arbitrages que nous peinons à faire. L’évolution nous a fourni un kilo de cerveau de plus que les animaux, et nous a dotés d’intelligence et de raison, non sans contre- partie: les animaux en tuent d’autres pour leur survie, et pas plus. Les hommes font des guerres et s’entretuent.

Nous avons aussi une certaine propension à faire des « lois » à partir de généralisations hasardeuses. Cela n’est pas sans danger, comme le montre l’exemple de l’eugénisme, terreau d’un racisme prétendu « scientifique », après la découverte de ces « atomes » de déterminisme génétique que sont les gènes. Il faudra un jour s’interroger sur les dégâts idéologiques d’un darwinisme compris, à tort, comme prônant une loi de la jungle, fondée sur la lutte pour la vie de chacun contre tous. Dans le monde vivant, la compétition existe, mais l’entraide est fréquente, et la coopération nécessaire.

L’altruisme, alliance du cœur et de la raison

Les comportements coopératifs « naturels » observés dans de nombreuses espèces sont rassemblés sous le vocable d’altruisme bio- logique. Celui-ci diffère de l’altruisme chez l’homme, parce que ce dernier est doté de conscience et la rationalité. Il nous est habi- tuel de sous-estimer nos rapports aux autres et à l’environnement, tout en laissant cours à de la méchanceté et à d’autres « sentiments négatifs ». L’altruisme se situe exactement à l’opposé : c’est la combinaison des « sentiments positifs » et de la compréhension rationnelle de notre rapport aux autres et à l’environnement. Cette définition n’est pas commune. J’insiste donc. L’altruisme est bien plus qu’un élan de sympathie ou qu’une vague pulsion qui nous pousserait vers les autres. Il englobe mais déborde les « sentiments positifs » tels que la générosité, l’empathie, ou de la compas- sion. Il inclut une dimension rationnelle essentielle, fondée sur la connaissance objective et la reconnaissance de l’autre, et d’une part d’autre en nous.

Cette composante rationnelle n’avait pas été clairement nommée. Je l’ai baptisée « altruité ». L’altruité introduit dans l’altruisme, et rationalise, l’interdépendance évoquée plus haut. L’altruisme mêle l’altruité et les sentiments positifs. Pour le mettre en œuvre, les deux sont nécessaires: ni la raison, ni les sentiments positifs ne peuvent à eux seuls régler convenablement les comportements humains. C’est leur combinaison qui fait l’altruisme, qui signe l’alliance du cœur et de la raison.

Altruisme et liberté, obligations et devoir d’altruité,

L’interdépendance qui lie les hommes ente eux, et les lie à la nature, impose-t-elle des limites à leur liberté? Assurément. Depuis des millénaires, la « règle d’or » attribuée à Confucius pose que « la liberté des uns s’ar- rête là où commence celle des autres ». Ces limites à la liberté de chaque individu sont réconciliables avec l’idée qu’il se fait de sa liberté si on admet que, librement acceptées, elles ne sont plus une perte de liberté. Elles imposent des obligations dont je précise la nature avec un exemple qui reprend et étend la notion de « libertés individuelles » d’Amartya Sen.

Les libertés individuelles sont celles dont l’individu jouit effectivement dans la réalité. Elles correspondent au versant contextuel et pragmatique de l’idée universelle de liberté. Si j’ai besoin de pain, et possède l’argent nécessaire, j’ai la liberté de l’acheter. Si j’ai besoin de pain, et n’ai pas d’argent pour l’acheter, je subis une perte de liberté. Mais si je veux du pain, ai l’argent et qu’il n’y a pas de boulanger (ou qu’il ne veut pas me le vendre), je subis aussi une perte de liberté. Ainsi, mes libertés individuelles ne sont pas que limitées par celles des autres, elles sont aussi construites grâce à celles des autres.

D’où dérive une obligation d’altruisme pour satisfaire à notre interdépendance fondamentale. Elle s’inscrit dans un devoir d’altruité. L’altruité recouvre donc l’action délibérée d’un individu pour préserver et d’accroître les libertés individuelles des autres. Cette obligation d’altruisme, et le devoir d’altruité qui lui est associé s’imposent à nous par la logique. On peut, bien sûr, les doubler d’une injonction morale. On doit par ailleurs les étendre aux générations futures et à l’environnement. Guidées par la raison, ces obligations se passent de sentiments positifs ou négatifs : que j’aime ou n’aime pas les bénéficiaires de mon action ne change rien à l’affaire. Je dois me plier à une injonction logique (et/ou morale) que mes sentiments pourront juste moduler.

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Le déficit d’altruisme

Entrons dans le concret, et commençons par constater que nous vivons dans un monde qui manque d’altruisme. Le traitement réservé aux migrants en Méditerranée et ailleurs l’il- lustre tristement. Le problème est collectif,

mais il nous renvoie évidemment à notre manque d’altruisme individuel. Il nous invite à l’introspection. Chacun peut s’interroger, et faire son propre bilan. On gardera en mémoire que la générosité et l’entraide sem- blent en général moins développées chez les riches que chez les pauvres.

À mon sens, ce déficit d’altruisme va croissant. En Occident, je le crois pour partie lié à l’af- faiblissement notable du religieux depuis les années 1950, les injonctions religieuses n’ayant pas été remplacées par des obligations morales laïques de même force. Mais la montée des égoïsmes a bien d’autres causes : « mondia- lisation », croissance démographique, aggra- vation des problèmes planétaires, évolution des réseaux sociaux, impact des nouvelles technologies sur le travail, etc. Au demeurant, le phénomène n’est pas forcément confiné aux sociétés occidentales. Récemment, dans une ville reculée de Chine, dont j’avais pu observer la modernisation impressionnante, je demandai ce qui changeait le plus dans la vie des gens. Il me fut répondu : la perte de solidarité. Historiquement, cette perte de solidarité tombe particulièrement mal : sans catastro- phisme inutile, nous devons être pleinement conscients du tournant que nous allons vivre dans les prochaines décennies. La population humaine va s’accroître de 3 milliards d’humains en plus d’ici 2050, autant que toute la population mondiale en 1950. Alors que les res- sources de la planète deviennent insuffisantes, et les pollutions insup- portables et dangereuses, il faudra bien que tout le monde vive, et le mieux possible. Selon moi, l’accroissement combiné de la population et des niveaux de vie va entraîner au minimum un doublement de la production des biens et des services, et probablement bien plus. N’idéalisons pas trop les nouvelles technologies : elles ne feront pas tout. Il faudra partager, et la question de l’altruisme deviendra de plus en plus critique.

“Dans une certaine mesure, l’état de la pauvreté en France apporte la preuve que la générosité ne suffit pas…”

Altruisme et solidarité publique

Prenons la France, pays prospère, mais très inégalitaire. Nous ne cessons d’invoquer les valeurs fondamentales qui figurent au fronton de la République : liberté, égalité, fraternité, auxquelles nous rajoutons fréquemment la solidarité, qui, d’une certaine manière, les combine et les unit. Pourtant, depuis plusieurs décennies, le chômage sévit, les inégalités se creusent, et nos performances éducatives, essentielles pour l’égalité des chances, nous placent en queue des pays de l’OCDE.

Notre État-providence s’essouffle. De tous côtés, on en appelle à la solidarité nationale. On charge l’État de toutes les responsabilités, on en appelle à tout moment au Président de la République, symbole d’un État jugé déficient et impotent. À côté de quoi fleurissent les individualismes, les égoïsmes, les intérêts particuliers et les corporatismes. 

Cherchez la faute ! On a oublié que la solidarité consolide, à l’échelle collective, l’altruisme des individus. Pas de solidarité pérenne sans altruisme. Quand celui-ci fait défaut, on en arrive à un consumérisme des droits sociaux, que des citoyens inconscients de l’apport de la collectivité considèrent comme un dû ou comme des produits de supermarchés. L’absence d’altruisme permet de charger l’État de toutes les responsabilités. C’est commode : cela permet de s’exonérer des siennes. On voit ainsi s’évaporer les responsabilités individuelles.

L’État responsable de tout devient vite coupable de tout — et, avec lui, le Président de la République, devenu objet de critique perpétuelle, et, pendant la crise des gilets jaunes, objet d’une véritable haine. Il n’est pas étonnant que les enquêtes d’opinion classent la France, un des pays du monde où on vit le mieux, en queue du classement des pays optimistes : nous sommes plus pessimistes que des pays pauvres d’Afrique.

Il faut peser l’impact des biais d’information qui imprègnent l’espace public. Il ne s’agit pas que des « fake news ». Il s’agit aussi de représentations tordues de la réalité. Celles- ci proviennent non seulement des réseaux sociaux, mais aussi des médias professionnels. Ceux-ci se font à la fois l’écho de ces déséquilibres informationnels (c’est leur rôle s’ils sont tenus pour être des reflets de l’opinion), mais aussi le moteur (ce qui l’est moins et crée un cercle vicieux). Par exemple, combien de fois, au cours des deux dernières années, a- t-on critiqué le chef de l’État, pour avoir, en début de mandat, affirmé qu’il n’y aurait plus de sans-abri les hivers suivants ? Cette déclaration, généreuse dans l’intention, était sans doute imprudente. En regard de quoi, aucun média ou presque n’a exposé en détail le contenu de la loi sur la pauvreté, qui contient une série de dispositions importantes touchant des dizaines de milliers de personnes en grande précarité. Qui, dans le grand public, les connaît aujourd’hui ?

Altruisme et solidarité privée

Mais, dira-t-on, notre pays abrite 1,5 million d’associations à but non lucratif et des millions de bénévoles. Beaucoup se consacrent à des actions humanitaires et sociales. Admirable et rassurante générosité! Voilà donc où se loge une bonne partie de la solidarité nationale, animée par une énergie altruiste réconfortante. Assurément, mais avec un bémol. D’après notre définition, un déficit d’altruisme peut dériver, soit d’un manque de générosité, soit d’un manque de rationalisation. On peut donc être généreux sans être pleinement altruiste. Une partie des fonds caritatifs (60 % ou plus) est défiscalisée.

Ce transfert implicite d’argent public est encouragé par l’État. Il traduit une forme de délégation de service public à des acteurs privés, qui prennent ainsi en charge une partie de l’intérêt général. La générosité des objectifs sociaux étant avérée, l’intérêt général voudrait aussi de l’efficacité et des preuves de cette efficacité, donc une forme de rationalisation qui devrait notamment conduire les acteurs privés et publics à se livrer et/ou à accepter une évaluation de leurs actions. Ce n’est pas toujours le cas, et traduit un déficit d’altruisme. L’affaire est sérieuse : en dépit d’efforts humains et financiers considérables, la pauvreté continue d’augmenter. On peut invoquer des raisons systémiques et politiques : par exemple, faut- il taxer plus les héritages pour limiter la réplication générationnelle de la pauvreté ? Mais le phénomène provient aussi de comportements individuels trop peu rationalisés et harmonisés, qui conduisent, par exemple, des organisations de terrain à rester mal structurées et peu efficaces, ou à s’ignorer plutôt que collaborer. Dans une certaine mesure, l’état de la pauvreté en France apporte la preuve que la générosité ne suffit pas. Il faut gagner en efficacité, en injectant de la raison, de la méthode, de la science.

L’efficacité sociale n’est pas un mot obscène. C’est une valeur démocratique, présente dans l’altruisme, qui doit associer mais contrôler la question économique à tous les niveaux de l’action sociale, publique et privée. L’économie doit ici être entendue au sens étymologique grec, de bien administrer sa maison. Elle recouvre la gestion des biens, mais aussi, vaste sujet que je n’aborde pas, la gestion du temps, temps de travail, temps libre non contraint, temps de la communication, temps des médias, etc.

Altruisme et démocratie

Prenons-en conscience. Nos régimes démocratiques sont aujourd’hui mis en demeure d’évoluer : de l’intérieur par les populistes et les extrémistes ; de l’extérieur par des pays autoritaires et notamment la Chine ; à l’échelle planétaire par les poussées de la démographie, de la consommation et des contraintes environnementales évoquées plus haut. Ces trois défis sont énormes et aucun ne doit être sous-estimé. Ainsi la Chine affiche des succès économiques et sociaux impressionnants : n’a-t-elle, en quelques décennies, sorti plusieurs centaines de millions de personnes de l’extrême pauvreté, et commencé à mettre en place un gigantesque système de sécurité sociale ? Cela lui permet maintenant, et non sans quelque raison, de mettre en avant son « modèle » comme compétiteur de la démocratie. Face à quoi la posture de l’actuel Président des États-Unis oppose une image irresponsable de la démocratie américaine. Nous devons absolument analyser, repenser et améliorer nos démocraties. Et vite ! Tout ne repose pas sur l’altruisme, mais celui-ci a son rôle à jouer, et cela pose plusieurs questions. Par exemple, puisque l’altruisme entraîne des obligations, on doit se demander lesquelles doivent être inscrites dans la Loi. La notion d’altruité est ici fondamentale, au motif que c’est la raison, au-delà des sentiments, qui fonde les lois et l’État de droit. Ou encore: dans le fonctionnement démocratique, l’altruisme est un régulateur informel de la « dictature » de la majorité, qui, élue même de peu, possède les moyens institutionnels d’écraser la minorité battue. Faute d’altruisme, dont manquent singulièrement les populistes arrivés au pouvoir, y compris aux États-Unis, on crée des situations injustes et conflictuelles.

Enfin, le déficit d’altruisme nuit à l’efficacité sociale, et induit, comme on l’a vu, un déséquilibre malsain entre le peuple et l’État. Cela se manifeste dans une gouvernance trop descendante et trop centralisée, aux dépens d’approches ascendantes et plus diversifiées, qui traduisent mieux les attentes de la base, et sont mieux adaptées à la complexité croissante de nos sociétés. On comprend l’appel à certaines réformes constitutionnelles (touchant, par exemple, au référendum), qui ne seront qu’un emplâtre sur une jambe de bois si l’altruisme n’est pas rétabli à un niveau convenable.

Il faut promouvoir l’altruisme, pour nous- mêmes, pour la démocratie et pour la planète. Difficile ? Certes ! Invoquons, une fois encore, Nelson Mandela : « Cela paraît toujours impossible jusqu’à ce que ce soit fait ».

 

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