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La mémoire enceinte

Un artiste croate, Sanja Ivekovic, a exposé il a quelques années, au Mudam du Luxembourg, une sculpture en souvenir de la résistance antinazie où l’on voyait représenter une femme enceinte tenant une couronne de lauriers avec ces mots : la mémoire enceinte.

Et Chantal Delsol, professeur de philosophie politique, qui rapporte cette image dans un article du Figaro, de commenter : « Superbe image. Nul doute, la mémoire n’est pas composée d’objets qui traînent dans le corridor sombre du passé et qu’il faudrait balayer quand ils nous gênent. La mémoire est une matrice : non seulement elle engendre des souvenirs, mais elle inspire les actes et les pensées de l’avenir. »

Nous avons décidé de mettre en couverture de ce Hors-série sur les musées juifs d’Europe, le plus récent, le plus nouveau, et le plus imposant, celui de Varsovie, et nous l’avons fait pour deux raisons. D’abord parce que l’ouverture en 2014 de Polin, signifiant en hébreu : « Ici tu reposeras » –, premier musée de l’histoire des juifs polonais, fut un événement. Érigé avec l’aide de la ville de Varsovie et du ministère polonais de la Culture, inauguré par les présidents polonais et israélien, impressionnant par sa dimension et par sa structure, il s’est voulu dès le départ un musée-symbole et un « musée de la vie ». La seconde raison tient au fait qu’il se trouve bien malgré lui pris dans une polémique dont il se serait bien passé mais qui est là, et qu’on ne peut pas ignorer.

On lira l’interview de Barbara Kirshenblatt-Gimblet dans nos colonnes. Professeur à l’Université de New York et chargée de l’exposition permanente du musée Polin sur le thème « Mille ans de vie juive en Pologne », elle se veut discrète et manifestement très gênée quand nous évoquons la fameuse loi controversée que le gouvernement polonais veut mettre en place et qui punit d’amendes ou de peines de prison ceux qui attribuent « à la nation ou à l’État » des crimes commis par les nazis en Pologne occupée. Ce projet de loi, qui ne se contente pas de bannir l’expression « camps de la mort polonais » pour désigner les camps d’extermination construits par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale – ce qui est rigoureusement exact – mais va plus loin en incriminant et en menaçant de poursuite toute personne qui remettrait en cause la participation polonaise dans l’exécution des juifs, a suscité légitimement l’indignation. Dans nos colonnes, Mme Kirshenblatt attribue ce projet de loi à des motivations de politique intérieure, ce qui ne saurait tenir lieu de justification recevable, on serait même tenté de dire : au contraire, et elle est bien forcée d’admettre que le résultat est calamiteux, qu’il a donné libre cours à des expressions antisémites dans la presse, à la télévision, dans les médias, et que le musée lui-même – qui a pris position, se trouve instrumentalisé. On lui demande de se borner à une « histoire neutre », d’éviter les conflits et de ne pas provoquer le débat. C’est très exactement ce qu’on peut reprocher à cette législation proposée : fabriquer une loi pour clore tout débat.

Nous avons hésité mais nous aurions pu mettre en couverture tout aussi bien, un vélo, celui de Gino Bartali, auquel notre confrère italien Alberto Toscano vient de consacrer un livre émouvant et passionnant. Cet homme, ce coureur cycliste qui fut vainqueur du Tour de France à deux reprises – en 1938 et en 1948 –, qualifié de « courrier de la résistance » pendant la guerre, est un musée à lui tout seul. Son histoire n’a été connue qu’en 2013, grâce à l’Institut Yad Vashem qui l’a révélée. Lui-même n’en a jamais parlé, estimant qu’il n’avait fait que ce que lui dictait sa conscience de chrétien fervent. Entre 1943 et 1944, il a continué à faire ce qu’il faisait le mieux, pédaler, mais cette fois en transportant d’un bout à l’autre de l’Italie, sur la selle de son vélo, des faux papiers destinés à sauver de la mort des centaines de ses concitoyens poursuivis. Et voilà qu’après avoir salué sa mémoire et exhumé son histoire, l’actualité le prend pour symbole. Pour le soixante-dixième anniversaire de l’État d’Israël, le Giro d’Italie – l’équivalent du Tour de France –, a décidé, c’est une première dans l’histoire du cyclisme mondial, de faire démarrer la course depuis Jérusalem, et ce pour rendre hommage à l’action et au parcours de Gino Bartali. De Jérusalem à Rome, quel meilleur symbole !