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Anvers, une ville en mouvement

 

Pourquoi n’y a-t-il pas de musée juif à Anvers ? La raison principale tient peut-être au fait que la vie juive y a été une des plus foisonnantes de l’après-guerre en Europe, avec un point culminant dans les années 80.

Revenir et rebâtir, tels furent les défis de cette communauté meurtrie par la Shoah et dispersée. Ne pas oublier le passé proche, et ne pas oublier surtout de répondre au drame par une vie intense, dès l’enfance, qu’elle s’épanouisse à l’école Tachkemoni, au club de sport Maccabi ou au mouvement de jeunesse de l’Hanoar Hatzioni. Un rythme accéléré, partagé entre une étude profonde du patrimoine et un enthousiasme débordant pour des choses pouvant paraître futiles mais qui soudent une jeunesse.

Lorsqu’un jeune Belge tente d’expliquer à un jeune Français l’importance quasi vitale pour lui d’un match de ballon prisonnier, il est sûr de raconter la meilleure blague belge. Et c’est d’autant plus drôle que le jeune approchant les 18 ans se représente ce genre de ballon prisonnier, surnommé « crix » en Belgique, comme étant l’événement majeur de sa vie sociale. Cette blague se transmet d’ailleurs de génération en génération.

Lors de chaque Lag Baomer, depuis des décennies, les mouvements de jeunesse de Belgique se réunissent pour une sorte d’Olympiades avec tir à la corde, drapeau liégeois, tif sou ni, jeu du béret, quiz… et les deux épreuves les plus prestigieuses : le 1 000 m et le crix. L’Hanoar Hatzioni et l’Hashomer Hatzaïr se disputent le plus souvent le titre, suivis par d’autres mouvements comme le Bné Akiva, l’Habonim Dror et la Jeunesse Juive Laïque.

Si la Belgique est connue pour ses divisions linguistiques, c’est le cas également concernant la place qu’occupent ces mouvements selon les villes. Les 35 000 juifs de Belgique habitent en grande majorité dans deux villes : Anvers et Bruxelles. Les juifs d’Anvers ne sont pas très politisés, ni à gauche ni à droite. Plutôt au centre… et encore, il ne s’agit pas d’un attachement très marqué. Ainsi, les deux mouvements principaux d’Anvers sont l’Hanoar, dont les deux tiers des jeunes sont dans cette ville, et le Bné Akiva.

L’Hanoar correspond plus au moins en France aux Éclaireurs Israélites, avec ses valeurs scouts et apolitiques, sans l’élément traditionaliste des Français. Le Bné Akiva est lui semblable au mouvement français : religieux tout en étant ouvert sur la cité et de centre droite. L’Hashomer Hatzaïr a connu quelques années de gloire à Anvers au tournant de 1980 mais a dû fermer par la suite. C’est à Bruxelles qu’elle triomphe, secondée par le Habonim Dror et l’Hanoar. Le Bné Akiva et la JJL y ont une présence plus modeste. L’Hashomer et le Dror sont clairement identifiés à gauche et laïcs. Cela reflète bien l’engagement plutôt marqué à gauche des juifs de Bruxelles.

 

L’Hanoar, pilier de la vie juive

Bien sûr, cet engagement politique reflète aussi les époques, ou y répond. Et cela est d’autant plus flagrant à l’Hanoar qui n’a pas d’étiquette politique. Le mouvement a été créé en Pologne en 1927 et s’installa en Belgique en 1933. Dans les années 60, le côté scout pouvait être aussi rigide que les caricatures montrées dans certains films français d’époque. Ainsi, si on vous voyait en ville porter une cravate, un sermon en bonne et due forme vous attendait le samedi, jour de réunion du mouvement.

Dans les années 70, l’engagement politique autour des questions de discriminations raciales aux États-Unis, de la guerre au Vietnam et des refuzniks russes alimentèrent de nombreuses sikhot. Puis, ce fut des sujets comme l’Apartheid et le Mur de Berlin dans les années 80, les espoirs de paix au Proche-Orient dans les années 90. La menace terroriste et la montée de l’antisémitisme depuis le nouveau millénaire. Les sikhot sont ces moments de présentation d’un thème de discussion où les madrihim (moniteurs) échangent avec les hanikhim (jeunes) tantôt intéressés, tantôt soucieux de savoir à quelle heure ils iront s’entraîner au crix au parc Albert.

La génération des années 80 est celle d’une vie de plaisir et d’enthousiasme, à une époque pauvre en antisémitisme, avec une vie sociale et économique agréable. Une époque pleine d’espoir localement et internationalement, concernant la fin de l’Apartheid et une Europe pacifiée « définitivement » avec la chute du Mur de Berlin. Alon, un ancien de l’Hanoar, avait un jour apporté des morceaux de ce mur et expliqué la signification de cela à des jeunes très émus. Ces années 80 sont d’autant plus intéressantes à étudier qu’elles confirment, par la naissance d’une deuxième génération d’enfants, la stabilité de la communauté juive de Belgique.

 

« Arsenal », du foot au bridge

Leurs grands-parents, dont la plupart étaient des juifs d’Europe de l’Est arrivés au début du siècle, avaient fui pendant la guerre, quand ils y arrivèrent, certains même à Cuba comme nous le racontions dans l’Arche 644 (octobre 2013) avec l’histoire de Nuchem Bodner. Les divertissements préférés de cette génération furent le bridge et le foot. Le foot en particulier, et depuis bien longtemps, dans cette ville si proche de l’Angleterre et que Churchill percevait comme un revolver pointé sur son pays de par l’importance de son port s’il tombait aux mains de l’ennemi.

Nuchem Bodner, ancien défenseur du club Maccabi Anvers des années 30 qui logeait en quatrième division, était, clin d’œil de l’histoire, surnommé « Arsenal » en hommage à son club préféré.

Les parents de la génération 80’s naquirent en Belgique, enfants du baby-boom et de la reprise économique, dans le giron de la célèbre bourse de diamant. Pour comprendre la folie d’un ballon rond dans ce pays, même lorsqu’il est prisonnier, il faut bien sûr contextualiser cela avec l’enthousiasme autour du foot belge des années 80. Le club Anderlecht avait gagné trois coupes d’Europe (1976, 1978 et 1983), celui de Malines une (1988). Ce fut lors de cette décennie que la Belgique prit sa place sur la carte mondiale du foot, pour reprendre les propos de Tal Brody.

Mieux encore, au niveau national, quelques semaines avant le traumatisme des Français à Séville un soir de juillet 1982, les Belges avaient battu l’Argentine, les tenants du titre, en match d’ouverture de la Coupe du Monde. Lors de l’aventure de celle de 1986, à la surprise générale, la Belgique triompha de la Russie et de l’Espagne pour se hisser en demi-finale.

À tel point que lorsqu’un ami demanda au jeune Ron s’il ne craignait pas que des gens ne viennent pas à sa bar-mitsva, organisée le soir de la finale, au cas où la Belgique se qualifiait, il eut cette réponse caustique : « Si la Belgique se qualifie, je ne viendrai pas non plus à ma bar-mitsva ! » Ron faisait partie de ces dizaines de jeunes Israéliens qui s’installèrent avec leur famille au tournant des années 80 à Anvers. Souvent plus mûrs de par leurs différentes expériences géographiques, comme Shmulik, jeune champion de judo tout en confiance et retenu, ou le guitariste Ram, aux joutes musicales et cinématographiques légendaires avec son ami Serge, le fils du propriétaire du vidéoclub du centre-ville. D’autres, comme Gabriela, venaient d’aussi loin que le Salvador.

 

Dédé d’Anvers

Ces enfants s’intégrèrent très rapidement, notamment par le biais de l’Hanoar. Les valeurs de scoutisme et d’égalité entre jeunes, que devait représenter cette chemise beige portée les samedis au mouvement, étaient en réalité secondaires par rapport aux moments de retrouvailles d’ados ayant soif de liberté et d’expérimentation. D’où la haute fréquentation des mahanot (camps de vacances) pour deux semaines l’hiver en Hollande, et l’été pour trois en France. Et surtout le Mahané Israël, qui consiste en un séjour de six semaines, entre visites et divertissements pour la kvoutsa (groupe) des seize ans, sorte de rite de passage avant qu’ils deviennent des madrihim.

Ces années 80 étaient celles aussi où les jeunes Anversois, à l’image des Français, portaient les petites mains jaunes de Sos racisme et étaient touchés par les causes humanitaires, influencés par les manifestations de l’époque et le militantisme musical du Live Aid. À l’image de Lounia, championne de gymnastique et fille d’une des plus grandes comédiennes de Belgique, engagée dans la lutte contre les discriminations dès le plus jeune âge. Elle partageait aussi un tropisme pour Paris où elle venait certains week-ends à Saint-Germain-des-Prés avec sa sœur et ses parents férus d’art, sillonnant les galeries et musées. Pas si fréquent pour Anvers. Cette ville et Bruxelles ont beau n’être qu’à une quarantaine de kilomètres, les mentalités sont bien différentes. Très londonienne pour Anvers et parisienne pour Bruxelles.

Cette vie haute en couleur de ces années est celle aussi de grands personnages anversois, dont l’incontournable André « Dédé » Barninka. À l’humour décapant, à la curiosité insatiable, il devança les modes et vécut plus vite et plus fort que les armées d’envieux. Issu d’une famille modeste de Hongrie, il repeignit la ville de jour comme de nuit. Il était un des emblèmes de cette génération dont les parents avaient survécu à la guerre et dont la soif de vie motiva maintes traversées, quitte à parfois se réveiller avec quelques cicatrices, mais tant de grands moments capturés.

 

Transmission des compétences

Une génération qui n’oubliait pas mais qui se disait qu’une autre vie, à une centaine de kilomètres de l’Allemagne, était possible. Qui n’oubliait pas, à l’image de la marche annuelle de Malines, où la nuit les jeunes se retrouvent sur l’autoroute entre Anvers et Malines pour effectuer un bout de chemin en souvenir des victimes de la Shoah. Suite à la marche, « une cérémonie a lieu à la Caserne Dossin à la mémoire des victimes passées par ce camp de transit avant d’être envoyées vers les camps de la mort », comme le rappelle le magazine de présentation de l’Hanoar, Batnoua. Cette marche réunit tous les mouvements de jeunesse d’Anvers et de Bruxelles. À l’issue de la journée, les jeunes écoutent des témoignages de rescapés. En 1964, un centre d’études a été créé à Tel Itzhak, le kibboutz de l’Hanoar, afin d’honorer la mémoire des victimes de la Shoah.

Jan Maes, ancien directeur de l’école Tachkemoni, poursuit d’ailleurs actuellement un formidable travail de recherche d’identification de ces victimes. Depuis des années, il s’évertue à remettre des noms sur des photos de disparus.

Mais que reste-t-il de cette vie très foisonnante d’Anvers et de ce mouvement de jeunesse, suite au départ, principalement pour raisons économiques, de nombreux juifs ? Il reste surtout un engagement continu, une transmission des compétences et des rôles que l’on joue selon l’âge. Comme Henri, un ancien qui vint rebâtir le grenier de l’ancien local situé à la Isabellalei dans les années 70.

Ou aujourd’hui Patrice, l’emblème de ces jeunes des années 80, qui était le champion du crix, du 1 000 m et surtout le rosh ken (responsable en chef) de l’Hanoar. Un personnage conjuguant humour corrosif et sens des responsabilités. Trente ans plus tard, il est un membre incontournable du comité des parents de l’Hanoar.

Samuel Nejman est aujourd’hui le rosh ken. Un rôle qu’il tient depuis août 2016. « Je suis dans le mouvement depuis 2007. Le diriger est une ambition de longue date. J’aime avoir d’importantes responsabilités, m’investir dans tous les domaines et tenter de tirer le mouvement vers le haut. » L’Hanoar Hatzioni compte actuellement 160 inscrits à Anvers et 120 à Bruxelles. Et les grands rendez-vous sont toujours les mêmes, comme le confirme Samuel : « Lag Baomer est probablement le plus important de ces rendez-vous, surtout concernant l’esprit d’union avec les autres mouvements. »

Le magazine étant sous presse lors de la finale de crix du Lag Baomer 2018, il vous faudra vérifier le nom du vainqueur sur CNN…

Anvers : la Bourse ou une autre vie ?