Du diamant à la boulangerie, l’aventure de Kleinblatt, qui a commencé en Belgique et a essaimé à travers le monde.
« En Belgique, on mange bien », veut le dicton. Souvent condamnée à être le champ de bataille des grandes nations européennes, la Belgique semblait dire aux belligérants : « Pourquoi ne pas laisser les armes de côté et voir si on peut rediscuter de tout ça autour d’un menu aussi conséquent qu’apaisant ? » Les influences régionales mais aussi des spécialités bien connues servent de blagues encore aujourd’hui à des humoristes français en mal d’inspiration. Oui, les frites. Qui se dégustent encore aujourd’hui avec le plus de plaisir vers les 3 ou 4 heures du matin à la sortie des établissements nocturnes dans la vieille ville d’Anvers, près du port. Des frites bien grasses avec presque autant de mayonnaise et de ketchup…
Mais pour les gastronomes ou simples curieux, les frontières des clichés se dépassent sans trop de difficulté. Avec d’autant plus de facilité lorsque l’on a soi-même franchi plusieurs frontières pour trouver un refuge. Dans les années 1920, de nombreux juifs d’Europe de l’Est s’installent en Belgique. Ces juifs, orthodoxes en grande majorité, fuyaient l’antisémitisme et pour certains étaient simplement attirés par une vie en mode occidental.
Le paradoxe anversois est d’autant plus intéressant lorsqu’on sait que l’Encyclopedia Juidaica indiqua en 1973 que la ville comptait la plus grande proportion d’écoliers dans des établissements juifs au monde, hormis Israël. Parmi ces 15 000 juifs, on compte des années 60 au début des années 2000, une moitié d’orthodoxes d’un côté et une moitié de laïcs et de traditionalistes. Les laïcs, dont la grande majorité parle français en langue maternelle, flamand en langue scolaire et hébreu par tradition, apprécient avec le même plaisir les saveurs belges et les spécialités d’antan. La troisième génération, celle qui a grandi dans les années 80, représente bien ce palais accueillant. Pour les enfants principalement scolarisés à l’école juive Tachkemoni ou au Collège Marie-José à 100 m, la majorité des repas se déroulaient en dehors des établissements. Avec 150 francs belges en poche, soit l’équivalent de 3 euros, il était recommandé par les parents, surtout quand on fréquentait le cours élémentaire, d’aller à la cantine du Centre Romi Goldmuntz, situé à la Nervierstraat, à cinq minutes de marche. Mais les options étaient très variées dans le périmètre. Tout d’abord Benny Falafel, sur la même rue que la Tachkemoni. Mais aussi les sandwichs à la viande de grison ou au poulet curry rue Isabellalei. Ou bien Rocky rue Lamoriniere, bistro tenu par les gérants du restaurant du club de tennis Maccabi, les sandwichs au saucisson de l’épicier à l’angle de l’avenue de Belgique et à Charlotalei. Et en guise de dessert, les boules de Berlin ou les paquets de bonbons bien gélatineux à 10 francs ou 20 francs de la boulangerie Baatens à l’angle des rues Lamoriniere et Lange Leem straat.
Les week-ends, une fois les glaces digérées après l’entre-acte au cinéma, les familles allaient de préférence dans le coin, soit au restaurant China Inn, dans un bistro savourer des croquettes, au Fouquets pour y boire un verre ou au Danielli’s en face pour manger italien. Ou plus simplement le plan pépère : acheter un poulet Chez Coucou, qui le vendait en général avec des frites, cela va de soi, et de la compote de pommes, qu’on emportait chez soi une fois un petit détour fait pas le magasin de cassettes vidéo chez Freifeld.
Malgré ce vaste choix, une référence culinaire rassemblait tout le monde : Kleinblatt. Religieux et laïcs, mais aussi juifs et non juifs considèrent depuis l’après guerre cet établissement comme une des références premières de la ville. Elle est située à la Provincie straat, dans l’ancien quartier juif de l’autre côté de la gare qui coupe la ville en deux et ne semble s’arrêter qu’à Amsterdam et Paris. C’est un passage obligé les vendredis et jours de fête.
Petit historique du lieu. Jacob Kleinblatt et Rifka Rosenfeld ouvrent une boulangerie à Cracovie en 1903. Dans les années 20, trois de leurs enfants, Hirsch, Moishe et Abraham émigrent à Anvers. Hirsch ouvre une boulangerie à la Wipstraat tandis que les deux autres rentrent dans le diamant. Le crash de 1929 les incite à rejoindre Hirsch à la boulangerie. En 1931, celle-ci déménage à l’adresse actuelle 206 Provinciestraat. Hirsch meurt 1936 et sa femme Régina reprend l’affaire en mains et se remarie.
Pendant la guerre, la famille se cache à travers le pays. Les Allemands démontent le four pour récupérer le métal dont ils se servaient à des fins militaires. Après la guerre, les membres de la famille ayant survécu reconstruisent la boulangerie. L’un deux avait caché des diamants dans le lieu avant de s’enfuir mais la famille ne retrouva pas la cachette. Ils font appel à une personne utilisant une pendule et ils retrouvent les diamants !
Kurt Maneles rencontre Golda Kleinblatt en 1945-1946. Il a débarqué avec les Anglais et Canadiens. Cuistot à l’armée, il est chargé de faire une livraison à la boulangerie lorsqu’il rencontre Golda. Ils partent au Canada et reviennent ensuite. Kurt est le premier à être formé à la boulangerie et à la pâtisserie. Il y mêle des influences polonaises et d’autres pays de l’Est, mais aussi américaines. La boulangerie est désormais dirigée par les descendants des familles Kleinblatt, Maneles et Korenblit.
L’Anversois parle généralement quatre langues, comme nous l’avons indiqué, et a cette particularité d’assaisonner chacune des langues par une autre. Souvent des mots flamands viennent désigner la nourriture sucrée. Ainsi le mot « bol », signifiant, bonbon est utilisé même en français. De même pour « coek » (biscuit ou gâteau). Kleinblatt n’échappe pas à cette règle, présentant en vitrine ses botercoeks ou « couques aux myrtilles ». L’enseigne est très large dans sa désignation, allant des viennoiseries aux gâteaux, l’apfelstrudel, le botercoek au chocolat, mais surtout le gâteau au fromage. Ce dernier mettant un terme au débat sur la préférence entre le gâteau au fromage au goût citronné ou plutôt sucré.
Le succès populaire n’est pas seulement perceptible auprès des juifs. Une clientèle musulmane considérable s’y approvisionne aussi, ils constituent aujourd’hui la majorité des habitants de ce quartier. Des juifs de l’étranger, principalement d’Angleterre, d’Allemagne, de France et des États-Unis font leurs emplettes aussi. Un seul point de vente, mais de nombreux magasins revendent leurs produits à Londres, en Allemagne et à Bruxelles ainsi qu’une vingtaine de lieux à Anvers. Et une même volonté des juifs anversois de franchir l’autre côté du rail au petit matin, dans ce point d’ancrage dans le passé proche, insouciant, et celui plus lointain.
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